La France a testé des armes chimiques près de Paris
A 40 kilomètres de la capitale, des ingénieurs de l’armement ont produit des agents toxiques. Pour la première fois, un des hommes clés de ce programme parle.
Sous couverts de travaux de protection (ici des gendarmes en tenue contre des attaques chimiques), les ingénieurs du centre du Bouchet produisaient des agents toxiques militarisés. (Jack Guez-AFP)
Cet ingénieur militaire a été tenu au secret-défense pendant des décennies. Il parle ici pour la première fois. Ce qu’il sait n’est connu que d’une poignée d’initiés. Durant près d’un demi-siècle, il a été au cœur d’un chapitre noir de l’histoire de France : les essais d’armes chimiques menés près de Paris, tout au long de la Ve République, jusqu’à une période très récente.
Désormais à la retraite, Daniel Froment, 72 ans, a accepté de rencontrer plusieurs fois « Le Nouvel Observateur » chez lui, en région parisienne. Pendant des heures, ce chimiste longiligne, non dénué d’un certain humour, a raconté la vie au centre d’études du Bouchet, un établissement militaire secret situé dans l’Essonne, dans lequel il a travaillé de 1965 à 2006 et dont personne avant lui n’a jamais rien dit. Il décrit d’un ton égal les essais qu’il a menés sur des animaux, y compris dans les années 1990, et les effets terribles des différents produits qu’il a fabriqués au fil des années, à l’abri des regards. Officiellement, il travaillait à la protection des soldats. En réalité, il mettait au point des agents toxiques militarisés. Le but jamais avoué : pouvoir doter la France, en quelques mois, d’un vaste arsenal chimique.
Brisant des décennies de non-dits, il parle aussi des accords secrets qui ont lié la France aux Etats-Unis dans le domaine de la recherche militaire chimique. Il dit ce qu’il sait des fameuses armes de destruction massive qui ont « justifié » l’invasion de l’Irak en 2003 et ce qu’il connaît de l’assaut meurtrier au gaz toxique dans un théâtre à Moscou l’année précédente. Enfin, il raconte ses diverses missions confidentielles à l’étranger, en Yougoslavie comme en Libye.
Le Nouvel Observateur Pourquoi parlez-vous aujourd’hui, après un si long silence?
Daniel Froment. Le temps est venu de dire la vérité sur cette histoire. On va célébrer le 100e anniversaire de la Grande Guerre, pendant laquelle tant d’hommes ont été gazés, au moment même où l’Organisation pour l’Interdiction des Armes chimiques se voit décerner le prix Nobel de la paix. La boucle est bouclée.
Vous acceptez de parler mais pas d’être photographié. Pourquoi?
Pour des raisons de sécurité, je ne veux pas être reconnu dans la rue. Des spécialistes comme moi, capables de décortiquer le processus de production d’armes chimiques, il n’y en a plus dans notre pays. Je suis le dernier. Le dernier à avoir participé à la fabrication d’un arsenal chimique potentiel en France. Le dernier qui a connu la phase d’armement offensif comme celle du désarmement.
Vous êtes entré au centre d’études du Bouchet en 1965. Comment vous êtes-vous retrouvé dans cet établissement militaire si fermé?
Par hasard. Je suis sorti de l’école de chimie de Lyon en 1964 et tout de suite j’ai eu une proposition d’embauche au centre d’études du Bouchet, qui cherchait un ingénieur. Le Bouchet, à l’époque, je ne savais pas ce que c’était. Ce qui m’a frappé, en arrivant, c’était son côté ultraconfidentiel. Nous étions encore en pleine guerre froide. Tout était évidemment secret-défense. On ne racontait pas à l’extérieur ce que nous y faisions. Moi, je disais que je fabriquais des insecticides pour les mammifères supérieurs ou des tue-mouches. J’aime bien plaisanter. Comme les conditions de vie étaient très agréables, la plupart des salariés logeaient sur place, avec leurs familles, pour ceux qui en avaient. Il y avait un lotissement avec les maisons pour les cadres, les maisons pour les ouvriers… On pouvait être appelé à n’importe quelle heure en cas d’incident. Il m’est arrivé d’être réveillé en pleine nuit. Malgré tout, je m’y suis beaucoup plu. Le travail était très intéressant. Je peux même dire que j’y ai passé de très belles années, quarante et une en tout jusqu’en 2006. Nous avions une grande liberté, plus que n’importe où dans le privé. Nous pouvions mener toutes les recherches que nous voulions.
Comment était organisé le centre?
Nous étions installés à Vert-le-Petit, à une quarantaine de kilomètres au sud de Paris, dans une ancienne poudrerie qui datait de Louis XIV. Le centre du Bouchet, qui est protégé par de hauts murs et des barrières, s’étend sur une quinzaine d’hectares, en pleine nature. C’est très paysager. On y voit même des cerfs. Environ deux cents personnes y travaillaient, et y travaillent toujours, dont une cinquantaine pour la chimie, le reste pour la biologie et la protection. Le tout dépend de la Direction générale de l’Armement.
Il y a une vingtaine de bâtiments peu élevés, isolés les uns des autres. Lorsqu’on fait des toxiques ou qu’on les manipule, il ne faut pas travailler dans des immeubles de beaucoup d’étages, sinon on maîtrise mal les flux d’air. Dans les locaux du département chimie – que j’ai dirigé dans les années 1990 –, nous avions des réacteurs avec lesquels nous pouvions produire quelques kilos d’agents toxiques par jour. C’était un travail très dangereux. Nous travaillions toute la journée avec des combinaisons de protection intégrale avec lesquelles nous nous douchions après le travail. Avant et après chaque fabrication, on nous piquait le doigt pour recueillir un peu de sang. Il s’agissait de mesurer le taux de certains enzymes et de s’assurer ainsi que nous n’étions pas contaminés. Nous n’avons jamais eu besoin d’hospitaliser quelqu’un. Nous nous sommes néanmoins rendu compte qu’il ne fallait pas que la production dure trop longtemps, sinon la vigilance baissait, et les risques d’incident augmentaient.
Pratiquiez-vous des tests sur des animaux?
Oui. Pendant des années, mon travail a consisté notamment à prévoir la toxicité des produits. Nous mesurions ce que nous appelions la DL50, la « dose létale 50 », en clair la quantité à partir de laquelle un agent tue la moitié (50%) d’une population donnée au bout de vingt-quatre heures. Pour cela, nous avions une animalerie, avec des rats surtout. Quand nous obtenions des produits intéressants, nous les testions aussi sur des chiens ou des cochons. Mais c’était plus difficile, émotionnellement parlant, que sur des rats… Et puis c’était plus cher. On se servait aussi de chimpanzés, mais très rarement. On a travaillé uniquement sur des animaux jusqu’au milieu des années 1980. Ensuite, on a utilisé aussi des ordinateurs. Grâce à l’informatique, on prévoit l’impact de molécules modélisées sur les cibles. Si ces molécules virtuelles marchaient bien sur écran, nous les synthétisions.
Les tests sur les animaux ne vous posaient pas de problème de conscience?
Non, il ne faut pas mélanger morale et politique. Cela dit, au milieu des années 1990, le centre du Bouchet s’est doté d’un comité d’éthique pour tout ce qui concernait l’expérimentation animale. C’est lui qui décidait, et décide encore, de l’opportunité d’effectuer certains essais. Si bien que, lorsque je suis parti en 2006, on n’en faisait presque plus.
Avez-vous jamais fait des tests sur des hommes?
Non, jamais.
Comment connaissiez-vous l’impact de vos produits sur les humains?
En extrapolant les résultats des tests sur les animaux et par la littérature étrangère spécialisée. Celle-ci relatait notamment les accidents qui s’étaient produits dans le centre d’Edgewood, dans le Maryland, l’équivalent du Bouchet aux Etats-Unis, et les conséquences de la fuite de certains toxiques sur l’homme. Et puis les médecins du Bouchet étaient en relation régulière avec leurs homologues américains ou britanniques.
Quelle était votre spécialité?
Les « organophosphorés », les « OP », comme nous disions entre nous. C’est le nec plus ultra de l’armement chimique découvert à la fin de la Seconde Guerre mondiale, mais jamais utilisé lors de ce conflit. Le plus célèbre de ces neurotoxiques est le sarin utilisé récemment en Syrie. Le Bouchet a commencé à travailler sur ce type de produit en 1948. On s’est vite rendu compte qu’ils étaient cent fois plus « intéressants », efficaces si vous voulez, que ceux utilisés pendant la Première Guerre mondiale, le chlore, le phosgène ou l’ypérite, qui tuaient seulement après plusieurs jours. Les « OP » sont beaucoup plus rapides.
Quel effet produit le sarin sur l’homme?
Il perturbe le fonctionnement du système nerveux. Au début, la pupille se contracte (c’est ce que l’on appelle le myosis), on a l’impression qu’il fait soudainement nuit, puis on salive fortement, les bras et les jambes sont pris de convulsions, et enfin la cage thoracique fonctionne de manière très erratique. On meurt en quelques minutes. Il y a bien un antidote, mais il doit être injecté très rapidement. L’avantage tactique du sarin est qu’il est très volatil: en trois ou quatre heures, il a disparu de l’atmosphère, et l’attaquant peut donc venir occuper le terrain. C’est pour cela qu’il a été utilisé en Syrie.
Quelles sont les caractéristiques des autres « OP »?
Alors qu’il suffit d’un simple masque à gaz pour se protéger du sarin, il faut une combinaison contre le gaz VX. Cet « OP » est une huile qui pénètre dans la peau en deux, trois minutes. Persistant, il rend un terrain inutilisable pendant plusieurs semaines, parfois davantage s’il n’y a pas de pluie. On pourrait l’utiliser pour bloquer durablement un aéroport ou un port. Le pire, c’est le soman. Il suffit de 6 milligrammes pour tuer un homme, et il n’y a pas d’antidote. Mais il est cher et très difficile à obtenir puisque son produit de base, l’alcool pinacolique, n’a pas d’usage civil. Il faut donc construire une installation spéciale pour sa fabrication. A ma connaissance, seuls les Soviétiques l’ont militarisé. L' »OP » le plus facile à fabriquer est le tabun, parce que ses matières premières sont accessibles dans le commerce. Il fonctionne comme le sarin mais il est moins efficace.
Vous nous avez dit qu’au Bouchet vous ne produisiez que quelques kilos d' »OP » par jour. Mais dans un livre publié en 2006, « War of Nerves », l’un des meilleurs spécialistes américains des armes chimiques, Jonathan Tucker, assure que, dans les années 1960, la France a produit plusieurs dizaines de tonnes de sarin et 400 kilos de VX dans l’usine de Braqueville, près de Toulouse.
Ce n’est pas tout à fait juste. Pour le sarin, il ne s’agissait que d’une centaine de kilos. C’est le tabun dont on a fabriqué une dizaine de tonnes.
Que sont devenus ces stocks?
La plupart ont été utilisés dans des tests. D’abord dans le centre d’essais de B2-Namous en Algérie, puis dans le camp militaire de Mourmelon.
Dont nous reparlerons un peu plus tard. Le reste des stocks a-t-il été détruit?
Oui, dans l’usine de Braqueville.
Quand?
Je ne souhaite pas vous le dire.
Avez-vous travaillé sur d’autres types d’agents chimiques que les « OP »?
Oui, dès le milieu des années 1960, nous avons étudié et testé de nouveaux concepts : les incapacitants et les binaires. Les premiers sont des produits qui neutralisent sans tuer. L’idée, l’utopie, en quelque sorte, était de rendre la guerre chimique plus humaine. Cette période correspond aussi au développement de la psychiatrie et des psychotropes. Le seul qui a été militarisé est le BZ, une poudre dont les Américains ont produit plusieurs tonnes, avant de les détruire. Avec cet incapacitant très puissant, vous êtes incapable de bouger, vous ne répondez plus aux ordres, vous vacillez et vomissez. Vous dites n’importe quoi. Vous ne savez plus où vous êtes et vous avez des hallucinations. En très mauvais état, vous mettez plusieurs semaines pour récupérer. Ces produits, qui ont suscité beaucoup d’intérêt, pourraient être très utiles en France contre des individus dangereux, les forcenés par exemple, lors de prises d’otages ou de certaines manifs. Mais, comme notre société est très procédurière, nous ne sommes jamais allés jusqu’à la phase de production.
Avez-vous étudié le LSD aussi?
Certains pays l’ont fait mais pas nous. Nous avons exploré d’autres familles d’incapacitants, mais je ne vous dirai pas lesquels. L’ironie de l’histoire, c’est que, pendant que les consommateurs de drogue des années 1960 nous méprisaient, nous, les « militaires », ils utilisaient pour planer les produits sur lesquels nous travaillions dans nos labos. Et ne parlons pas de ces universitaires civils qui affichaient leur dédain pour nous et, dans le même temps, venaient, en cachette, mendier des contrats au Bouchet…
A la même époque, vous avez travaillé aussi sur les armes chimiques binaires. De quoi s’agit-il?
Vous prenez deux agents peu nocifs qui, mélangés, produisent un toxique. Vous les mettez dans deux boîtes séparées, à l’intérieur d’un obus. Lors de la mise à feu, les boîtes sont écrasées par l’accélération, s’ouvrent, et les deux agents se mélangent sous l’effet de la rotation. La synthèse se fait alors en quelques secondes. Ces armes sont donc peu dangereuses au « repos ». D’où leur succès dans les années 1980, quand tout le monde s’est intéressé à ce concept. Seuls les Américains ont déclaré posséder un arsenal de ce type.
Et la France? A la fin des années 1980, l’institut Sipri, un organisme d’ordinaire bien informé, a affirmé – et cela avait provoqué une polémique – que la France disposait du troisième stock d’armes chimiques, après l’URSS et les Etats-Unis, avec notamment des armes binaires.
C’était faux. La politique de notre pays a toujours été d’effectuer une veille scientifique. On connaissait tout, mais on ne produisait pas en masse. Il fallait se tenir au courant de toutes les possibilités si les autorités décidaient un jour de créer un arsenal chimique.
C’est justement ce qu’elles ont décidé au milieu des années 1980. La loi de programmation 1987-1991 ne prévoyait-elle pas la production de plusieurs centaines de tonnes d’agents binaires, dans le cadre d’un programme secret au nom de code « Acacia » ?
Ah vous savez?… C’est vrai, « Acacia » était le programme secret d’armement chimique binaire lancé en 1986 par le président Mitterrand et arrêté par lui, trois ans plus tard, avant le passage à la fabrication massive. L’idée était d’être en mesure, après une phase d’étude, de créer un véritable arsenal chimique en moins de deux ans. Pour « Acacia », j’étais chargé de l’approvisionnement en produits chimiques. Le but était d’être autonome: avoir un accès rapide aux précurseurs, c’est-à-dire aux produits entrant dans la composition des agents toxiques, et s’affranchir de toute dépendance extérieure. L’industrie chimique française était suffisamment performante pour cela. Je devais m’assurer discrètement auprès des compagnies que nous pourrions obtenir ces précurseurs en quantité suffisante, voir quelle usine civile pouvait les fabriquer et à quel endroit, décider si, dans certains cas, il fallait leur demander de construire des réacteurs spécifiques. Nous avons passé des contrats avec des sociétés afin qu’elles étudient la faisabilité. Mais, comme finalement Mitterrand a tout arrêté, rien n’a été construit.
Sur le binaire, le Bouchet a entretenu des rapports très proches et très secrets avec les Américains. Jonathan Tucker assure qu’en 1975 des spécialistes d’Edgewood ont fait un exposé aux Français sur l’état d’avancement des armes binaires. Etiez-vous de ceux-là?
Non, pas en 1975…
Tucker assure aussi qu’au milieu des années 1980, Bill Dee, le patron du chimique au Pentagone, s’est arrangé avec le Bouchet pour réaliser quelques tests d’armes binaires dans le camp militaire de Mourmelon, près de Châlons-en-Champagne, et qu’en échange il a fourni aux spécialistes français quelques tuyaux sur cette arme. Vous y étiez, cette fois?
Ce n’est pas impossible… La législation des Etats-Unis était devenue de plus en plus exigeante sur les questions de pollution. Bill Dee – un grand bonhomme! – n’avait plus le droit de réaliser des essais sur le sol américain. Donc les autorités françaises lui ont permis d’en faire quelques-uns à Mourmelon, mais seulement de produits volatils qui se dispersent en quelques heures.
Tout s’est arrêté à la fin des années 1980, quand les grandes puissances ont décidé que l’heure du désarmement chimique avait sonné.
Oui, des discussions à ce sujet duraient depuis plus de vingt ans. Mais les pourparlers se sont accélérés en 1989, quand la guerre froide s’est achevée, et après le gazage des Kurdes de Halabja, en Irak, qui a bouleversé l’opinion publique internationale. Chacun a ouvert ses registres. Depuis les années 1970, les Soviétiques affirmaient qu’ils n’avaient jamais produit d’armes chimiques, et tout d’un coup ils ont annoncé plus de 40000 tonnes (dont 4800 de soman, le gaz sans antidote!), et les Américains, 32000. Tous étaient très contents de se débarrasser des armes chimiques parce qu’elles étaient finalement devenues un système ingérable dont on redoutait sans cesse des fuites. Et puis, les militaires étant de mieux en mieux protégés et de plus en plus mobiles, l’intérêt militaire des agents toxiques a beaucoup faibli. Des négociations internationales visant à la destruction et à l’interdiction des armes chimiques ont donc commencé à Genève en 1989. Pendant les pourparlers, j’étais conseiller scientifique de la délégation française.
A quoi ont abouti ces négociations?
En 1993, les grandes puissances ont signé une convention et accepté de se séparer de tout leur stock. Les Américains ont à ce jour détruit 80% de leur arsenal chimique. Les Russes, eux, vont beaucoup moins vite. Comme cela coûte dix fois plus cher de détruire des armes chimiques que de les produire, Moscou a fait appel à la générosité internationale pour construire une usine de démantèlement dans l’Oural. Quand j’ai quitté le Bouchet en 2006, elle n’avait pas encore vu le jour.
En octobre 2002, lors de la prise d’otages au Théâtre de la Doubrovka, à Moscou, les forces russes ont utilisé un produit toxique inconnu qui a tué une centaine de personnes. En avaient-elles le droit?
La réponse n’est pas simple. Le produit en question, un puissant antalgique en poudre – qui n’était pas, comme on l’a dit, du BZ –, ne figure pas sur la liste des produits prohibés par la convention de 1993. Il aurait suffi que les policiers fournissent aux secouristes l’antidote, qui existe, pour que tout se termine bien. Cela dit, d’après la même convention, il est interdit de mettre un produit chimique dans une munition. On aurait donc pu demander des comptes à Moscou. Mais aucune chancellerie n’a voulu chercher chicane au Kremlin.
Les discussions ont aussi abouti à la création, en 1997, de l’Organisation pour l’Interdiction des Armes chimiques, l’OIAC, qui vient d’obtenir le prix Nobel de la paix et qui travaille depuis quelques semaines en Syrie.
Oui, j’ai enseigné la chimie des toxiques aux premières équipes de l’OIAC. Elles ont été invitées au Bouchet. C’est à ce moment-là que le centre est un peu sorti de l’ombre. On leur a fait visiter nos laboratoires et on les a initiées au processus de fabrication et de démantèlement des armes chimiques.
Après, vous avez vous-même fait de multiples inspections?
Oui, je suis allé en Yougoslavie pendant la guerre civile. A Sarajevo, il y avait eu un terrain d’initiation aux armes chimiques, et à Mostar, un site de fabrication de toxiques. Je devais vérifier que nos soldats qui étaient là-bas ne couraient aucun risque. C’était le cas puisque tout était démantelé. A partir de 1996, je me suis rendu très souvent en Irak. J’étais le conseiller chimique de l’Unscom, l’organisme international chargé de démanteler les armes de destruction massive du pays. On m’a demandé d’être expert pour analyser la documentation remise par les Irakiens. J’ai aussi visité le complexe d’Al-Muthanna, une immense usine, de 5 kilomètres sur 5, très protégée, en plein désert. J’ai discuté des heures avec le responsable du programme, Amir al-Saadi, un type aussi fort en balistique qu’en chimie ou en biologie.
Qu’avez-vous découvert à Bagdad?
Pendant sa guerre avec l’Iran, l’Irak a pu se fournir sans problème auprès des pays occidentaux pour son armement chimique. Après ce conflit, les Irakiens, qui avaient constaté les avantages des agents toxiques dans une guerre de tranchées, ont voulu en produire d’autres plus sophistiqués, du VX notamment. Mais, à partir du début des années 1990, les grandes puissances ont fermé le robinet et instauré un groupe informel, appelé Groupe Australie (parce qu’il se réunit à l’ambassade d’Australie à Paris), pour contrôler les exportations de produits suspects. Du coup, l’Irak a échoué à créer un arsenal moderne. Si bien qu’en 2003 les Américains n’ont pas trouvé d’armes de ce type en Irak.
Cela ne vous a pas du tout surpris, n’est-ce pas?
Non. En 2003, je conseillais Hans Blix, le patron des inspecteurs de l’ONU en Irak. Je lui avais dit que je ne croyais pas que les Irakiens avaient un stock chimique militairement opérationnel, notamment parce qu’ils ne savaient pas faire des produits purs. Je l’ai fait savoir aussi de manière informelle aux autorités françaises. Mais les Américains étaient déterminés à attaquer…
Votre dernière mission s’est déroulée en Libye, n’est-ce pas?
Oui, en 2006, c’est là que j’ai fini ma carrière. Après que Kadhafi a fait son « coming out » chimique, je suis allé quatre fois à Tripoli pour une mission exploratoire. Avec le groupe Veolia, nous avons mis en avant notre technologie de démantèlement. Notre conclusion était qu’il était trop dangereux de traiter sur place les bunkers pleins d’ypérite, l’autre nom du gaz moutarde. Nous avons proposé de congeler les produits, de les transporter dans des camions frigorifiques jusqu’à Tripoli, puis de les détruire par incinération. Notre projet n’a pas été retenu. Depuis j’ai lu dans la presse deux informations contradictoires: selon l’une, les armes ont été détruites. Mais où et comment? Selon la seconde, les Américains ont seulement soudé les portes des bunkers. J’ai le sentiment que cette dernière version est la bonne…
En Syrie, l’accord russo-américain signé en septembre prévoit la destruction de toutes les armes chimiques d’ici à la mi-2014. Pour ce faire, il semble que le Pentagone ait l’intention d’envoyer sur place un système mobile d’hydrolyse. Pensez-vous que cela permettra de tenir les délais?
J’en doute fort. L’hydrolyse ne s’applique que pour les produits en vrac, dans des fûts. Mais cela laisse entière la question des munitions chargées, qui ne peuvent être détruites totalement que par un incinérateur. Or il faut au moins deux ans pour en fabriquer un. A moins qu’on ne décide de les détruire « à la sauvage », comme en Irak au début des années 1990…
L’an prochain, la France va célébrer le 100 e anniversaire de la guerre de 1914-1918 alors que des tonnes d’armes chimiques issues de ce conflit se trouvent encore sur le sol français. Comment cela s’explique-t-il?
La France stocke environ 260 tonnes de munitions chimiques datant de la Première Guerre mondiale. Tous les ans, on en découvre d’autres. Pendant la construction du TGV Paris-Lille, on en a parfois mis au jour 5 tonnes au kilomètre ! Jusqu’au milieu des années 1990, on s’en débarrassait en les faisant exploser en baie de Somme. A mon sens, ce n’était pas polluant puisque les produits utilisés sont déjà présents dans l’eau, y compris l’arsenic. Mais les écologistes ont eu gain de cause. Et, en 1997, le gouvernement a décidé de stocker désormais les munitions non explosées en attendant la mise en service d’une usine de démantèlement. J’ai été sollicité comme expert pour recenser les différentes techniques de démantèlement. J’ai inventé le nom du projet: Secoia (Site d’élimination des chargements d’objets identifiés anciens), un acronyme un peu bizarre qui se voulait un clin d’œil au projet secret d’armement dont nous avons parlé tout à l’heure, « Acacia », un autre arbre… Les autorités ont choisi la chambre d’explosion, une technique efficace mais chère. C’est sans doute la raison pour laquelle les travaux de l’usine, qui devrait être érigée dans le camp militaire de Mailly, dans l’Aube, n’ont toujours pas commencé.
Recueilli par Marie-France Etchegoin et Vincent Jauvert
Le nouvelObs
via le Nouveau Paradigme