Libre-échange transatlantique : l’Union européenne à la rame

Si José Manuel Durão Barroso voulait fournir aux eurosceptiques un argument de campagne clé en main, il ne s’y prendrait pas autrement : à un an des élections européennes de mai 2014, le président de la Commission n’a rien trouvé de mieux que de se lancer dans des tractations en vue d’un accord de libre-échange entre les Etats-Unis et l’Union européenne. Il espère obtenir un mandat de négociations des Etats membres le 14 juin. Et créer un marché intérieur transatlantique où les biens et les services circuleront librement, ce qui, selon lui, permettra de relancer la croissance.

Mais il y a un énorme hic : pour qu’il y ait accord, il faudra que les Européens renoncent à une partie de leurs normes, qu’elles soient juridiques, sanitaires, environnementales, culturelles, etc. D’où le coup de pression de la France, qui a demandé, avec le soutien de douze ministres européens de la Culture, que l’audiovisuel soit exclu des négociations, au nom de «l’exception culturelle». Faute de quoi, Paris ne «donner[a] pas mandat» pour négocier, a menacé hier la ministre du Commerce extérieur, Nicole Bricq.

«On se demande vraiment pourquoi Barroso nous a embarqués dans cette galère politiquement explosive», soupire un haut fonctionnaire bruxellois, pour qui «l’Europe a tout à perdre et quasiment rien à gagner dans cette négociation». Une aubaine en revanche pour les opposants à la construction communautaire, qui trouveront là du grain à moudre sur «l’Europe pro-américaine et ultralibérale». D’autant que Barroso est un grand spécialiste des dossiers politiquement mal maîtrisés : en défendant jusqu’au bout la directive Bolkestein libéralisant les services en 2004-2005, il avait favorisé le «non» au référendum français sur la Constitution européenne.

Quel est l’enjeu d’un accord de libre-échange ?

La grande majorité des Etats européens ont, contrairement à une idée reçue, toujours été demandeurs d’un accord de libre-échange, à la différence des Etats-Unis, beaucoup plus protectionnistes. Mais, depuis les années 90, les droits de douane ont considérablement diminué des deux côtés de l’Atlantique (4% en moyenne, avec des pics dans le textile ou certains produits agricoles). La crise économique aidant, les réticences américaines se sont envolées. «Rien qu’en éliminant les droits de douane, les exportations américaines vers l’UE pourraient s’accroître de 17%», salive le démocrate Max Baucus, président de la commission des finances du Sénat américain. Même optimisme côté européen : la Commission estime qu’une libéralisation totale des échanges provoquerait un surplus de croissance de 0,5% du PIB pour l’Union.

Vu la faiblesse des droits de douane, le cœur de la négociation portera sur l’harmonisation des réglementations. Ce sont elles qui bloquent la libre circulation totale. Et l’idée américaine va bien au-delà d’une harmonisation transatlantique : il s’agit d’élaborer des normes à vocation mondiale qui s’imposeront aux nouveaux poids lourds comme la Chine. D’après Bruce Stokes, du German Marshall Fund of the United States, il faut «s’assurer que le capitalisme version occidentale reste la norme mondiale et pas le capitalisme d’Etat chinois». C’est ainsi que les Etats-Unis négocient déjà avec leurs partenaires du Pacifique. Mais les Américains veulent imposer leurs normes aux dépens des règles européennes, jugées trop contraignantes. «L’Europe est un créateur de normes très puissant, bien plus que les Américains»,souligne-t-on à l’Elysée. Mais, prévient un haut fonctionnaire communautaire, «si on fait un compromis – et il y aura un compromis -, c’est celui qui a les normes les plus ambitieuses qui sera perdant».

Que veulent les Américains ?

Les Etats-Unis espèrent bien se «payer les Européens». A Washington, on estime que l’Union, affaiblie par la crise de l’euro et les cures d’austérité, a grand besoin de cet accord pour se relancer et est donc prête au compromis. «Je pense [que les Européens] ont plus faim d’un accord que par le passé», a estimé Barack Obama le 12 mars, ajoutant que les Européens avaient «du mal à trouver une recette de croissance pour le moment». Le président américain s’attend donc à «ce que davantage de pays européens fassent pression» pour parvenir à un accord. Obama vise clairement Paris, l’empêcheur de libéraliser en rond qui est, d’après Karel De Gucht, le commissaire européen au commerce, déjà «isolée».

Sur le fond, les Américains sont décidés à obtenir le maximum, y compris dans le domaine des normes sanitaires et phytosanitaires. Ils veulent ainsi gaver l’Europe de leurs produits actuellement interdits de séjour, des OGM au bœuf aux hormones, en passant par la viande à la ractopamine ou le poulet à la chlorine. Ce qui risque fort de faire polémique en Europe. Mais, pour le sénateur démocrate Max Baucus,«les produits des ranchers et fermiers américains sont les meilleurs au monde»… Demetrios Marantis, responsable américain du commerce, réclame donc des «standards internationaux scientifiques», par opposition à ceux de l’Union jugés «non scientifiques» par le Congrès. Et de s’engager à «permettre plus d’exportations des produits cultivés et élevés en Amérique».

Si la Commission européenne jure ses grands dieux qu’elle ne lâchera rien, elle est en réalité prête à céder beaucoup. Un responsable de l’exécutif européen s’interroge ainsi devant Libération : «On peut se demander si le délai d’usage de trois ans avant d’autoriser l’importation d’un OGM, ça n’est pas trop long.» De même, Bruxelles vient d’autoriser, avant même le début des négociations, la pratique américaine consistant à nettoyer les carcasses de porc à l’acide lactique :«Comme ça, on se met en position de rouvrir le marché américain à notre viande bovine toujours interdite pour cause de vache folle»,poursuit cette même source. La Commission sait qu’il sera très difficile à un Etat de s’opposer à ces reculs puisque l’accord sera global. Qui osera alors le faire capoter pour sauver quelques normes sanitaires ou environnementales ?

Quels sont les pays européens opposés à cet accord ?

Officiellement, aucun. Chacun a trop peur d’être désigné comme un «ennemi» des Etats-Unis, avec les risques de rétorsions commerciales que cela comporte. En clair, en proposant directement un accord de libre-échange aux Américains, la Commission savait qu’aucun Etat ne pourrait ensuite s’y opposer. La France, pays qui a traditionnellement le plus de réserves, s’est retrouvée prise au piège. «Nous ne sommes pas en position de bloquer quoi que ce soit, reconnaît-on au sein du gouvernement français. La négociation est déjà lancée, puisqu’Obama a donné son feu vert dans son discours de février sur l’état de l’Union.»«De plus, ajoute-t-on à Paris, nous avons consulté nos entreprises et elles sont très demandeuses.»

La France a tout de même des «lignes rouges» : elle refuse que l’exception culturelle soit dans le mandat de négociations qui va encadrer la Commission européenne, tout comme les marchés publics dans le domaine de la défense ou encore les normes sanitaires et environnementales les plus importantes. D’autres pays, comme l’Italie, s’inquiètent aussi du sort des appellations d’origine géographique (un «parmesan» américain). Une approche rejetée par la Commission : «Si on commence à exclure tel ou tel domaine, les Américains vont faire de même. Si on la joue défensive, on n’en sortira pas.» «La Commission est d’une rare naïveté si elle croit que les Américains sont prêts à tout négocier», rétorque-t-on à l’Elysée. De fait, même si l’administration Obama fait des concessions, le Congrès, qui doit donner son accord quasiment à chaque étape, veillera au respect de ses propres lignes rouges. «Jamais ils n’accepteront d’ouvrir les services financiers ou le transport maritime et, surtout, ils ne pourront pas s’engager pour leurs Etats fédérés, seuls compétents pour les marchés publics ou les services», dit-on à l’Elysée. La bataille du mandat s’annonce chaude, mais brève : la Commission veut commencer les négociations dès cet été.

Barroso joue-t-il une carte personnelle ?

«C’est la Commission qui est allée chercher cet accord avec les Etats-Unis», dans l’espoir de le voir aboutir avant la fin du mandat de Barroso en novembre 2014, souligne-t-on à Paris. Pourquoi maintenant et aussi vite, alors que les enjeux sont particulièrement lourds pour l’avenir du modèle européen ? En coulisse, on doute de la pureté des intentions du président de la Commission. «Pour des raisons d’ambitions personnelles, il donne des gages aux Etats-Unis, décrypte un diplomate européen. Que l’accord voie le jour ou non, il aura montré qu’il est un fidèle allié sur qui on peut compter, et il pourra espérer une juste récompense.» A Lisbonne, on estime que le Portugais vise le secrétariat général de l’ONU ou celui de l’Otan et qu’il a ainsi mis en place un dispositif diplomatique aux Etats-Unis pour assurer sa promotion. Son chef de cabinet, João Vale de Almeida, a été nommé ambassadeur de l’UE à Washington. Et le gouvernement portugais, de sa couleur politique, a envoyé deux de ses très proches aux Etats-Unis : Nuno Brito, ambassadeur du Portugal à Washington, et Alvaro Mendonça e Moura, ambassadeur du Portugal à l’ONU.

Mais le succès est loin d’être assuré. Si les Etats n’ont pas le courage de s’opposer à un accord qui bradera une partie de l’acquis européen, les opinions publiques pourraient le faire à leur place, comme l’a montré le rejet par le Parlement européen, le 4 juillet 2012, de l’accord commercial anticontrefaçon. «La Commission a tort de sous-estimer le rejet que pourrait susciter un accord qui ferait la part belle aux intérêts américains», prévient-on à Paris. A Washington, on reconnaît que le chemin pourrait être long. Obama l’optimiste l’a rappelé : «Ce sera un gros boulot.»

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