reportage: Les karen, fils de la forêt
Après une longue traversée de forêt dense et une succession de pistes montagneuses, nous nous arrêtons chez le chef d’un village de Pa Pae. Il se nome Poulo et il représente les Pwo Karen qui font partie des 5 sous-groupes Karen, tous présents en Thaïlande.
Le Professeur Soontorm, directeur du département d’écologie forestière de université de Chiang Maï fait office de traducteur dans la pièce commune où nous pouvons échanger sur nos souhaits de partager la vie forestière avec les Pow karen. Poulo, nous demande alors de patienter une semaine afin d’obtenir l’aval des autres villageois karen. Il semblerait que se soit la première fois que des étrangers viennent vivre dans leur village.
Aussi, la semaine suivante, le Professeur nous introduit pour passer une semaine dans ce village niché au coeur de la forêt, remplie d’arbres fruitiers, à proximité d’un cours d’eau et à l’abri des vents dominants.
Le mode de gestion des ressources de leur territoire pourrait servir à une meilleure gestion de la biodiversité en milieu forestier. C’est pourquoi, le mode de vie Karen est devenu une référence pour beaucoup de groupes et organisations environnementalistes en Thaïlande.
Malheureusement, les Karen, dont il est établi que le mode traditionnel d’utilisation du sol a peu d’impact sur l’environnement, sont les victimes directes et indirectes de l’amalgame qui est fait au sujet des différentes minorités montagnardes pratiquant l’agriculture sur brûlis ou essartage.
La perception du milieu, la notion de territoire et sa gestion par les Karen sont telles qu’ils méritent l’appellation d' »essarteurs écologistes ».
Vivre en harmonie avec la forêt
Les provinces du nord et de l’ouest de la Thaïlande, sont constituées pour leurs 2/3 de régions montagneuses, dont la richesse principale était la forêt. Cette région est caractérisée par 3 saisons, de fortes pluies de juin à novembre, un temps froid et sec de décembre à février et une période très chaude et sèche de mars à mai. Les populations d’origine thaïlandaise ont pendant longtemps été en infériorité numérique par rapport à d’autres groupes, d’origines diverses, qui y vivaient dispersées en pratiquant une agriculture sur brûlis, itinérante ou sédentaire, selon les groupes ethniques, après avoir migré en Thaïlande plus ou moins récemment.
La plupart des Karen vivent en forêt, ils exploitent la forêt d’une manière qu’ils qualifient «d’harmonieuse », et souhaitent faire respecter cette harmonie par tous les humains présents sur leur territoire. Quand l’harmonie du village, de la forêt, ou du style de vie des Karen est menacée, ils organisent une cérémonie, lors du nouvel an Karen, dont les principaux objectifs sont de réaffirmer les valeurs identitaires Karen et de rétablir l’harmonie. L’harmonie de la forêt, et par extension du monde, repose sur des principes de complémentarité et de réciprocité : entre les hommes, entre les humains et la forêt, entre les deux précédents et le monde des esprits.
Dans l’idéal le système Karen permet une autosubsistance en riz pluvial, et un éventuel complément en riz irrigué. C’est un système stable basé sur la sédentarité. Il en découle l’utilisation d’un territoire strictement délimité, et l’emploi de méthodes de conservation des sols pour optimiser une production à long terme. La fragilité du système repose néanmoins sur le maintien de l’équilibre population-terre arable.
Si la population augmente le paysan Karen doit réduire les jachères, ou bien utiliser des engrais pour augmenter la productivité, ce qui est en contradiction avec le principe de base du système Karen, viable à long terme uniquement si la période de jachère permet la reconstitution d’une biomasse suffisante qui, une fois brûlée, fertilisera la parcelle.
Si la jachère est raccourcie, la biomasse disponible est moindre et la productivité s’en trouve réduite. Le paysan est alors contraint d’utiliser des engrais pour améliorer les rendements, ce qui entraîne le risque d’une érosion à long terme provoquée par la modification de la structure des sols.
Le système Karen est proche des techniques d’agroforesterie promues par certaines agences de développement, en particulier parce que les paysans Karen stimulent la repousse forestière par une utilisation contrôlée du feu, un ébranchage des grands arbres situés sur les parcelles cultivées et un désherbage de surface sélectif.
Ce système permet une reforestation naturelle rapide qui rend possible le cycle d’une façon quasi illimitée. Les Karen, très au fait des techniques de conservation des sols et des risques de dégradation de l’environnement, sont soucieux de préserver la qualité des parcellaires villageois, et agissent en fonction.
L’essartage Karen est un finage cultural; la forêt secondaire est le domaine des Karen; c’est leur territoire, un milieu à la fois complice et hostile, car c’est aussi celui des divinités. Les Karen se considèrent comme les fils, les enfants de la forêt, pour eux une forêt sans Karen n’est pas une ‘vraie’ forêt. Les Karen sont marginalisés dans la société thaïlandaise, menacés d’expulsion de leurs anciennes zones d’habitat ils sont donc de plus en plus fragilisés.
Dans les régions nord où les Karen se sont implantés il y a environ 200 ans, les forêts anthropiques qui subsistent aujourd’hui encore sont celles qui ont subi le moins de dégradation et où l’érosion des sols est limitée. Dans l’ouest de la Thaïlande où les Karen ont colonisé des espaces vierges, la forêt primaire a certes diminué, mais il en reste plus que partout ailleurs en Thaïlande.
La forêt secondaire, qui résulte de l’activité Karen est très dense et diversifiée, et elle leur offre une chaîne nutritionnelle des plus complètes. Ces Karen ne mettent en culture qu’une portion des espaces qu’ils ont domestiqués, essentiellement les zones alluviales des rivières, et les plateaux de moyenne altitude ; la plus grande partie de la forêt secondaire reste une zone d’activité de cueillette intense : tubercules, fruits, feuilles, pousses de bambou, et autres produits.
Dans cette région, les villages Karen sont situés au sein de territoires qui ont été utilisés depuis plus de 200 ans, chacun d’entre eux est entouré d’une zone de forêt primaire intacte qui peut atteindre parfois quatre kilomètres.
Pour les Pwo Karen, le terme qui désigne la terre, englobe aussi l’ensemble des ressources naturelles.
Dans leur perception du monde, les Karen ont deux notions fondamentales : celle de la complémentarité homme (Karen)/nature, et celle d’une unité harmonieuse. Les zones forestières qui renferment de l’eau appartiennent au dieu du sol et de l’eau. Il existe une multitude de règles qui fixent les conditions d’utilisation du bois et l’abattage des arbres.
Certaines espèces animales sont frappées d’un tabou à la consommation pour les Karen; ce sont en général des animaux sans défense, proches des Karen, ou présents dans les mythes. Il faut y ajouter des interdictions saisonnières pour la pêche (périodes de fraie des différentes espèces). De même, pour la collecte des végétaux, les Karen ne prélèvent que ce qui est nécessaire : des quotas existent, par exemple, on ne peut couper que 2 pousses de bambous par bouquet.
Pour les Karen, une vraie forêt est une forêt qui inclut des végétaux, des animaux, des esprits et des hommes. Sans humain, la forêt est un monde incomplet. Dans la forêt, toutes les composantes doivent respecter les règles d’une bonne harmonie, car c’est tout d’abord un lieu sacré, mais aussi un espace vierge entre deux finages villageois, une source de produits pour la vie quotidienne, un refuge pour les animaux, un dépôt de matières organiques fertiles, une serre où l’homme peut sans limite faire des expériences, une source de symboles mythico-religieux et l’habitat des esprits bons et mauvais.
Par ce lieu privilégié, le naturel entre en liaison avec le surnaturel. Dans leur perception du monde, les Karen et la forêt sont mutuellement dépendants. Le sauvage et le civilisé sont opposés sans s’affronter, car les Karen relativisent toujours les extrêmes. Par exemple le village Karen est ‘sauvage’ par rapport à la ville, mais il est ‘civilisé’ par rapport à la forêt primaire; de même, quand les hommes travaillent sur un essart, ils sont ‘civilisés’, et ils deviennent ‘sauvages’ quand ils marchent en forêt primaire.
La forêt est une longue chaîne écologique
Les Karen ont une relation ambivalente à la forêt, étant à la fois civilisateurs (agriculteurs) et sauvages (chasseurs cueilleurs). Les villageois enfreignent les lois de l’harmonie naturelle quand ils tuent des animaux, mais ils compensent en ‘offrant’, tous les 5 ans, une parcelle cultivée à la forêt : un essart est ouvert en forêt primaire, ensemencé et entretenu, mais ne sera jamais récolté, il est destiné à nourrir les animaux sauvages. Pour les Karen, la forêt est une longue chaîne écologique qui englobe dans l’ordre croissant : insectes, plantes, animaux vertébrés, buffles, éléphants, hommes et dieux.
Les Karen doivent sans cesse veiller à réparer les dégâts qu’ils ont commis dans le monde forestier : la préparation d’une parcelle, par exemple, est un crime contre des végétaux, des insectes et peut-être des animaux vertébrés (habitat détruit). Les Karen se ‘rachètent’ en plantant en forêt des espèces vivaces (bananiers, papayers), qui sont des dons au monde sauvage et nourriront dans le futur des espèces plus importantes que celles détruites.
Lors de leurs déplacements en forêt, les Karen sont toujours attentifs à la sylve : ils écoutent la forêt, l’observent, la scrutent pour vérifier sa bonne santé et constater qu’aucune offense n’a été commise; de retour au village, ils rendent compte de ces observations.
Un partage de l’espace forestier selon des règles précises
Les Karen ne mettent en culture qu’une portion des espaces qu’ils ont aménagés essentiellement les zones alluviales des rivières, et les plateaux de moyenne altitude; la plus grande partie de la forêt secondaire reste une zone d’activité de cueillette.
Le territoire appartient au village, mais l’utilisation du sol est individuelle, au niveau de la maisonnée; les droits fonciers coutumiers sont du type « droit de hache », mais ne sont pas reconnus par les autorités thaïlandaises. Il est impossible à un membre d’une communauté villageoise de cultiver une parcelle en dehors de son territoire. L’espace forestier est divisé en trois catégories, une pour les animaux, la seconde pour les humains, et la dernière pour les esprits et les morts, où la chasse et la cueillette sont interdites.
La forêt villageoise est exploitable par tous les membres de la communauté, mais selon des règles précises.
L’emplacement du village, comme celui de chaque maison, est décidé par le chef cérémoniel, l’harmonie du village dépend de la justesse du choix, c’est une notion fondamentale pour les Karen.
Le territoire représente une unité sociale au sens où les différents villages qui s’y inscrivent ont des liens historiques avec un village fondateur. La famille fondatrice, à l’origine du premier village, reste dominante. Le chef cérémoniel en est l’aîné, il est le seul représentant « officiel » du village, pas politique, mais en tant qu’intermédiaire avec les esprits du territoire. Ce chef cérémoniel est le principal personnage du village, son centre vital. Il est responsable de l’harmonie entre les villageois, la nature et les hommes, a nature et le village, le village et les autres villages.
Le territoire karen est une sphère autonome qui possède son propre centre spirituel. La partie domestique du finage cultural karen, c’est-à-dire le village et les essarts cultivés, représente une enclave civilisée dans le monde sauvage. Il y a cependant une distinction à faire entre les deux : le village, même abandonné, reste dans la catégorie civilisée alors que les essarts en jachère retournent au monde sauvage. Cette notion de retour au monde naturel est fondamentale dans la vision du monde des Karen et dans l’impact qu’ils ont sur leur environnement.
La repousse forestière durant la période de jachère est le témoignage de la complémentarité harmonieuse entre les hommes et la forêt. Les essarts, dans la mesure où ils représentent une incursion temporaire des hommes dans le monde végétal, sont entourés de tabous cérémoniels que le paysan doit respecter pour assurer une bonne récolte, mais surtout pour maintenir l’harmonie entre les Karen et le dieu du territoire.
Un dieu du sol et de l’eau pour chaque territoire
Le dieu du sol et de l’eau, ou du territoire, est la divinité centrale du système religieux karen. Les croyances et les cultes qui lui sont associés sont étroitement liés aux notions karen de village, de territoire villageois et de clan fondateur. Il existe un dieu du sol et de l’eau pour chaque territoire. Il réside sur le plus haut sommet, dans une grotte, une zone de forêt primaire à proximité d’une source ou des vestiges de villages karen abandonnés. C’est une entité masculine, invisible, toujours prête à punir les hommes quand ils l’ont offensée.
Pour les Karen, c’est le réel propriétaire du territoire ; sans son approbation aucun humain ne peut obtenir quoi que ce soit du lieu. Si ce dieu est bien traité, si les hommes accomplissent les rites appropriés au bon moment, il leur apporte protection et prospérité. Dans la relation entre les Pwo Karen et le dieu du territoire, il est essentiel pour les premiers de préserver l’harmonie du monde naturel et donc de racheter leurs offenses par des dons. Si le dieu est offensé par la conduite des hommes, cela se traduit le plus souvent par une catastrophe écologique : les animaux sauvages disparaissent, les baies, fruits et plantes se dessèchent, le village est attaqué par des animaux sauvages, au pire les rivières se tarissent et la pluie ne tombe plus.
Chaque territoire possède un dieu de la terre et de l’eau et plusieurs villages partagent une divinité s’ils sont établis sur un même territoire. Les chefs cérémoniels sont les intermédiaires entre le dieu du territoire et les villageois, et à ce titre ont la charge des cérémonies spécifiques au dieu du territoire.
La forêt est leur mémoire collective
Dans le monde moderne, les Karen cherchent les traces de leur passé, la forêt est leur mémoire collective comme l’attestent les chants, les poèmes, et les proverbes Karen relatifs au monde sylvicole.
L’adaptation écologique des Karen aux conditions actuelles est significative de leur position intermédiaire entre le monde sauvage et le monde civilisé. Leur perception de la nature, le respect des divinités et de l’âme du riz, tant par les aspects cérémoniels qu’au cours des cycles agricoles, donnent aux Karen une place privilégiée dans leur milieu qu’ils conservent en y maintenant un équilibre écologique sans cesse menacé de l’extérieur.
Ces menaces du monde extérieur les Karen les ressentent à plusieurs niveaux : globalement ils sont les ignorés des programmes de développement ; leur système agraire et leur mode de vie sont menacés par les politiques forestières et environnementales du gouvernement thaïlandais ; de nombreux villages Karen établis de longue date en forêt sont menacés de déplacement suite à l’expansion des parcs nationaux.
Face à la fragilisation de leur situation les Karen réagissent toujours de la même façon : un repli en forêt, pour s’y ressourcer, y revivre selon un mode de vie considéré purement ‘Karen’, loin des menaces du monde extérieur, et y accomplir ponctuellement des cycles cérémoniels en liaison avec l’esprit de la terre et de l’eau. Ces cycles cérémoniels se déroulent dans des espaces sanctuaires, localisés en forêt dense à proximité des premiers villages établis par les Karen en Thaïlande à l’issue de leur voyage migratoire. Durant plusieurs jours et plusieurs nuits, tous les descendants de ceux qui établirent ces villages pionniers, réaffirment la spécificité d’être Karen et célèbrent la forte relation, voire l’identification, entre ce groupe ethnique et la forêt. On ne consomme que des produits forestiers, au cours de repas végétariens pris en commun afin de renforcer la cohésion des groupes de participants, d’honorer la forêt nourricière, d’y puiser les éléments fondamentaux à l’identité Karen, celle des fils de la ‘forêt.
Crédits photos et vidéos : Philippe et Audrey