Le Morvan, la nouvelle zone à défendre
La scierie géante, ce sera plus de mille emplois, promettent les élus. Mais dans ce coin sinistré de Bourgogne, on refuse de « laisser les politiciens décider ».
La scierie géante, ce sera plus de mille emplois, promettent les élus. Mais dans ce coin sinistré de Bourgogne, on refuse de « laisser les politiciens décider ».
Dans l’hôtel particulier où il a installé son bureau, Pascal Jacob nous reçoit dans une vaste pièce Empire, nous priant de bien vouloir noter quelques « éléments de langage » griffonnés sur une feuille A4 :
« Ce que nous allons faire, c’est un concept global que la filière bois française attend depuis longtemps, et que tous les rapports réclament. Si on ne coupe pas les arbres, ils vont mourir. Et un arbre qui meurt c’est un arbre qui rejette du CO2 ».
Puis, il jette :
« On est une entreprise privée, on n’a de comptes à rendre qu’à nos actionnaires… et à l’Etat pour ce qui est du respect de la réglementation. »
Et tant pis pour les citoyens.
Cet homme d’affaires, naviguant entre Paris et Nevers, a été choisi par une holding belgo-luxembourgeoise pour monter Energies renouvelables et sciages (Erscia), un pôle industriel de 100 hectares, qui mobilise contre lui un petit bout de cette campagne perdue. Sa « Wood Valley » serait en réalité un concentré de« greenwashing » (écoblanchiment) moderne à la sauce morvandelle.
Qui sont-ils ces autochtones qui ne croient plus aux promesses ? Des « anarchistes, babas cool proches d’Europe écologie – Les Verts ou du Front de Gauche, des groupuscules qui ne comprennent pas qu’il faut exploiter la forêt », selon Pascal Jacob.
Un éleveur d’escargots ? « Pas légitime »
Prenez Jérôme Bognard, le plus bruyant d’entre eux. Il est éleveur d’escargots, un « interlocuteur pas légitime », pour l’homme d’affaires habitué à traiter avec des ingénieurs spécialistes de l’énergie.
Un jour de 2011, il a découvert que l’enquête publique sur l’installation de ce projet géant dans le bois près de chez lui venait de se terminer. Il n’avait pas pris le temps de compulser les cinq tomes, épais comme des dictionnaires, disponibles en mairie.
Depuis, les réglementations d’installation classée pour la protection de l’environnement (ICPE), les taux de rejet de dioxine, les mégawatts de la cogénération et toutes les subtilités d’un projet particulièrement complexe n’ont plus de secret pour lui. « La principale activité d’Erscia, son Kbis et sa raison d’être, c’est de produire de l’électricité à partir du bois », répète-t-il. En effet, EDF rachète, à un tarif près de trois fois supérieur au prix réglementé, l’électricité issue d’un cogénérateur de biomasse, car il tourne avec une énergie renouvelable, le bois.
Une hérésie dénoncée par nombre d’écologistes et de spécialistes de la filière, comme Philippe Canal, secrétaire départemental du syndicat majoritaire de l’Office national des forêts, le Snupfen :
« Le problème est que pour faire tourner cet énorme cogénérateur, ils vont prélever plus de bois qu’il ne faudrait. Le projet ne part pas de la ressource en bois disponible mais de la nécessité de brûler de la biomasse pour obtenir les subventions. »
Bienvenue à « Notre-Dame-des-Bois »
Le 4 février dernier, quand les bûcherons accompagnés de 80 gendarmes ont débarqué dans le bois de Tronçay pour couper les arbres, Jérôme et sa bande ont compris que les événements basculaient.
Voilà un an et demi que les opposants au projet n’obtenaient que le mépris des politiques et quelques victoires judiciaires. Là, l’emploi de la force leur a rendu un gros service : depuis, l’association Adret Morvan croule sous les dons (200 euros par jour), les adhésions (dix par jour)… et la pétition a déjà reçu plus de 60 000 signatures… alors que le canton de Corbigny compte moins de 5 000 âmes.
Ce dimanche, Jérôme, Muriel, Antonio et les autres le passent sur la ZAD, la « zone à défendre » qu’ils ont créée sur le modèle de celle de Notre-Dame-des-Landes, en bordure du bois de Tronçay, à Sardy-lès-Epiry. Autour d’une tisane bio et d’un far breton, dans cette cabane bien chauffée par un poêle à bois, ils refont le monde et la filière bois en Bourgogne, tout en organisant le grand concert de soutien du 6 avril prochain.
Comme à Notre-Dame-des-Landes, les résistants à un grand projet jugé inutile occupent le terrain physiquement, et sont prêts à s’enchaîner aux arbres le jour où les gendarmes reviendront les couper.
Contrairement à Notre-Dame-des-Landes, ils ne squattent pas un terrain d’où ils risquent d’être expulsés, et ne viennent pas de toute la France, seulement de toute la région.
« Le projet ne pourra pas se faire ici »
Dans les virages incessants de la Nièvre, au volant de sa petite voiture, le président de la communauté de communes du Pays corbigeois, le docteur Jean-Paul Magnon, revient sur l’incident du 4 février.
Source : France3
Il explique que les services de l’Etat ont préféré « agir vite » face aux opposants : dès que l’arrêté préfectoral autorisant la création d’une zone humide de substitution dans le bois de Tronçay a été publié, il en a décidé l’exécution immédiate.
D’où les gendarmes accompagnant les bûcherons… Et le déclenchement d’une guérilla champêtre simplement parce qu’il fallait créer une mare où seraient déplacées les espèces protégées, que l’usine Erscia va déranger. La justice doit encore se prononcer sur le fond du dossier, mais Jean-Paul Magnon s’avoue « inquiet ». D’autant qu’en face, maître Blanchecotte, l’avocat de l’association Loire vivante, qui a réussi à faire annuler trois arrêtés de suite devant le tribunal administratif de Dijon, l’affirme :
« Le projet ne pourra pas se faire ici, selon moi. On ne comprend pas le forcing des élus pour que le projet n’aille pas ailleurs dans la Nièvre. »
Depuis son bureau de l’Assemblée nationale, Christian Paul, figure du PS local, ancien ministre (de l’Outre-mer) et père de la Wood Valley, s’emporte quand on lui demande pourquoi le projet n’est pas déplacé puisqu’il pose un problème légal de protection de la nature :
« Nier le potentiel de création d’emplois de ce projet c’est vivre hors sol.
Il faut se demander si les installations industrielles doivent exclusivement être positionnées aux abords des grandes agglomérations, ou a-t-on une chance d’en avoir dans les territoires ruraux ? Moi je dis que la réindustrialisation de ce département est d’un intérêt national majeur. »
Les héritiers de Mitterrand tremblent
Cette histoire est en train de prendre des proportions d’« affaire Dreyfus », estime Régis, graphiste à Paris la semaine, Morvandiau le reste du temps. Lui ne met plus les pieds chez les commerçants qui soutiennent le projet Erscia, et ne parle plus à une partie de ses voisins.
Mobilisé contre un projet qu’il juge « symptomatique du mensonge des élus », Régis est écœuré de les voir promettre avec démagogie que l’immobilier va prendre de la valeur, que les classes et des maternités vont rouvrir… pendant que lui se fait traiter de « défenseur des grenouilles ». Il assure que pas mal de gens « sont contre le projet mais n’osent pas le dire », tandis que le maire de Corbigny, Jean-Paul Magnon, jure qu’« une grande majorité est pour ». Pour en convaincre le passant, il a d’ailleurs affiché sur la porte d’entrée de l’hôtel de ville : « Des emplois, vite Erscia. » Car, rappelle-t-il au volant de sa voiture :
« Ce coin de la Nièvre est, en terme de revenu par habitant, plus pauvre que la moyenne de la Bourgogne, elle-même plus pauvre que la moyenne française. »
Daniel, informaticien néorural, s’étonne encore de voir des bleds comme Lormes dotés d’autant de services publics. Ici, les socialistes ont été biberonnés aux méthodes mitterrandiennes, « et dans la galaxie PS, ou au Parc naturel régional du Morvan, ceux qui sont réservés ne le disent pas ».
Pourtant, les potentats locaux commencent à trembler et si la région est acquise à la gauche, il est arrivé, lors de la dernière législative, « ce qui n’arrive jamais : Christian Paul a eu besoin d’un deuxième tour pour être élu ».
Daniel est entré en opposition contre cette classe politique pour laquelle il ne votera plus et estime qu’en rejoignant le combat d’Adret Morvan, il dit :
« Il n’est plus possible de laisser les politiciens décider pour nous. »
Elements de langage, face A et face B
Alors que le soir tombe sur la ZAD, qu’on entend au fond du pré la cabane « boîte de nuit » faire vibrer ses enceintes, Jérôme l’éleveur d’escargots, sort lui aussi ses éléments de langage. Sur une feuille, il fait une colonne « déclare » et une autre « écrit », et commence à pointer les « mensonges » des autorités et des entreprises, mises dans le même sac :
- « Le rapport d’enquête publique dit que 27 camions passent chaque jour en provenance de la carrière d’à côté, en fait c’est entre 75 et 100. Ils veulent en ajouter 200 de plus chaque jour, ça fera un toutes les trois minutes. »
- « L’incinérateur est autorisé à brûler 75% de bois “non assimilable à la biomasse”, soit des bois contenant des colles, vernis, peintures, donc des déchets ménagers. »
- « Quand ils sont venus couper les arbres le 4 février, la préfecture a déclaré qu’ils n’en avait coupés que huit, en fait ils ne comptaient que les gros, mais 80 à 100 sont par terre. »
- « Erscia dit qu’elle prendra des arbres à 300 km alentour, mais c’est juste pour nous calmer car il aura tout intérêt à se servir dans le Morvan. »
- « Jacob annonce 5% de subventions mais avec les financements européens, il pourrait aller jusqu’à 15%. »
- « Les scieries industrielles alentour seront menacées à terme parce que la ressource manquera, ce sera donc autant d’emplois détruits. »
- « Le cogénérateur n’alimentera pas 24 500 foyers mais 14 000 maximum. »
De son côté, l’industriel estime que les arguments des opposants témoignent qu’ils « vivent dans une bulle », et Pascal Jacob jure :
- « que la centrale ne brûlera pas de déchets, toxiques, mais des résidus forestiers et des bois en fin de vie collectés en déchetterie, qu’il ne faut pas appeler déchets ;
- que les filtres à particules existeront à la sortie de l’incinérateur et que la réglementation sera respectée ;
- qu’il utilisera le train à 30% ;
- qu’il créera 617 emplois directs et 1 050 au total ;
- que la ressource en bois est largement disponible et qu’il ne prélèvera que 60 000 m3 par an en Morvan, alors que les trois principales scieries y prélèvent déjà 660 000 m3 ;
- que l’actionnaire ayant déjà dépensé près de 3 millions d’euros, il ne compte pas se retirer même s’il en reste 113 à trouver auprès des banques (37 étant apportés par les actionnaires et 5 acquis en subventions). »
Du « mieux », plutôt que du « toujours plus »
Dans cette atmosphère technique et délétère, il faut revenir au sujet principal, le bois du Morvan. Et comprendre de quoi est composée cette forêt :
- une moitié de feuillus, surtout du chêne, du hêtre qui met plus de temps à pousser. On en fait du bois de chauffage et des palettes ;
- une moitié de résineux, épicéa, douglas, pins sylvestre et maritime.
Cette dernière catégorie est issue de plantations réalisées entre l’après-guerre et les années 70. Ce sont les sapins, qui commencent à arriver à maturité, mais peuvent vivre jusqu’à 100 ans et qu’il n’est donc pas urgent de couper. C’est ce que demande le marché, et ils sont taillés de plus en plus jeunes, pour le satisfaire.
Or, explique Philippe Canal, l’employé de l’Office national des forêts (ONF), à l’heure où les forêts françaises sont en train d’être vues comme des usines dotées d’un combustible, on ne va pas pouvoir tout demander à la forêt.
« Les services rendus par la forêt sont aussi l’eau, la fertilité des sols, la biodiversité, tout cela n’est pas compatible avec une vision industrielle de la forêt. Un douglas puise dans le sol pendant 60 ans, puis l’enrichit, si on coupe à 45 ans, il l’aura appauvri. »
Il fait valoir que 600 hectares (l’équivalent de six terrains de foot) sont coupés par an en Bourgogne, et que si Erscia se fait, il lui en faudra 2 500 à 3 000… « On aura donc un problème dans dix ans. »
Pascal, éleveur de vaches charolaises (en bio) se demande si les élus ne veulent pas « une ruralité sans nous, avec seulement des agrimanagers, comme ils ont fait avec l’agriculture ».
Finalement, se dit Philippe Canal, derrière la défense affective de la forêt et des paysages du Morvan, il y a peut-être aussi « les idées de la décroissance qui gagnent les esprits : les gens ne veulent pas de toujours plus, mais du mieux »
Source : rue89.com