L’incroyable gabegie qui mine France Télévision
ENQUETE Alors qu’outre-Manche, la BBC a su se réformer, le paquebot de l’audiovisuel public français reste incontrôlable.
« La télévision publique est là pour servir la nation et pas l’Etat. Au moment où les gens et les entreprises se serrent la ceinture, nous ne pouvons nous dispenser de répondre aux réalités économiques. Nous allons devoir faire des économies pour un montant d’au moins 16% de notre budget annuel. » Qui parle ainsi? Rémy Pfimlin, le patron de France Télévisions, qui ne sait pas comment boucler son budget? Aurélie Filippetti, la ministre de la Culture, soudain sensible aux objectifs d’économies imposés par les lettres de cadrage budgétaire envoyées cette semaine? Que nenni. On ne parle pas comme cela en France, et particulièrement quand il s’agit de télévision…
C’est lord Patten of Barnes, le président de BBC Trust, la radiotélévision publique anglaise, qui a eu ce langage direct. Quand il prononce ces mots en octobre 2011, la Beeb a déjà maigri. Elle a trouvé plus de 2 milliards d’euros d’économies, au rythme d’une réduction de ses dépenses de 3,5% par an. Et comme si cela ne suffisait pas, le directeur général de la vieille Auntie a décidé d’ajouter encore 4%, qu’il veut réinvestir dans les programmes prioritaires. Au total, le plan d’économies adopté par le Trust en mai 2012 coupera 825 millions d’euros d’ici à 2017, soit 20% du budget annuel. Et lord Patten d’ajouter à destination de ses cadres dirigeants: « S’il vous plaît, rappelez-vous que ne rien faire n’est pas une option. »
Les rapports se succèdent… en vain
Pendant ce temps, France Télévisions hésite, tergiverse et n’en finit pas de négocier avec l’Etat. « Pour 2013, il était prévu que les ressources atteignent 3,2 milliards d’euros, rappelle Rémy Pfimlin.En réalité, nous ne recevrons que 2,85 milliards. » Du holding des télévisions publiques proviennent cet hiver des craquements alarmistes. Pour éponger le déficit en 2013, un plan d’économies de 150 millions est en gestation. Mais ni son détail ni sa mise en oeuvre ne sont encore connus. « Rappelez-vous que ne rien faire n’est pas une option »…
Or les rapports se succèdent et se ressemblent sur la gestion de France Télévisions. Dans la foulée de la Cour des comptes, Martine Martinel, députée PS en charge du rapport sur l’audiovisuel public, dénonce « un défaut de pilotage. Il est paradoxal de constater une augmentation globale des effectifs, alors que les deux dispositifs de départs volontaires à la retraite mis en place en 2007 puis en 2009-2012 auraient dû conduire à une diminution ». Le second plan a accompagné plus de 600 salariés vers la sortie. France Télévisions s’était engagé à réduire ses coûts de personnel de 5% entre 2011 et 2012: ils ont progressé de 2,74%. « Au total, les deux plans de départs volontaires à la retraite auraient dû permettre de dégager une économie de plus de 45 millions d’euros: ils auront coûté 58 millions sans impact sur les effectifs… », assène la députée.
On se contente de multiplier les mesurettes
Du laisser-aller dans les recrutements à France Télévisions? Le directeur des ressources humaines, Patrice Papet, assume. A son arrivée, en août 2010, il a trouvé, dit-il, « une organisation peu lisible, des pertes de repères ». Cette année-là, il a affronté un suicide et deux tentatives. « Nous avons résolu de faire une pause dans l’adaptation des effectifs », admet-il. Depuis, les négociations sur l’emploi ont repris. Il a annoncé au CCE de 650 à 850 suppressions de postes sans licenciements, sur un effectif global de 10.350 salariés théoriquement indéboulonnables. Il vise notamment les gros bataillons de France 3 et les non-permanents, qui représentent environ 18% des effectifs à France Télévisions, contre moins de 5% dans les chaînes privées.
France Télévisions multiplie les mesurettes. Il a réduit d’un quart la rémunération variable de son comité exécutif. Rémy Pflimlin a « raboté » les budgets consacrés à l’achat de programmes de flux, aux rediffusions ou à la production. Les achats ont été centralisés et serrés. Les notes de frais doivent baisser de 15 à 20% en 2013. L’installation du Grand Soir 3, une plage d’information d’une heure à 22h40 à l’antenne le 25 mars, générera 10 millions d’euros d’économies annuelles. Mais, là encore, le dispositif a des allures de saupoudrage face à la cure d’austérité martiale de la Beeb.
Outre-Manche, la BBC a supprimé 2.000 postes sur cinq ans (sur un effectif de 20.000 personnes, y compris la radio et l’audiovisuel extérieur), la masse salariale des cadres payés plus de 177.000 euros a fondu de 19%. Elle a coupé 25% des coûts de direction et de services administratifs avec la suppression d’un poste sur cinq. Les cadres dirigeants sont priés de ne pas dépasser la barre de 1% des effectifs. Elle a quitté le siège historique de West London occupé depuis cinquante ans, optimisé ses frais techniques. Bilan: 470 millions d’euros d’économies.
Pfimlin note qu’il n’a pas les mains libres comme son homologue de la BBC
Cela n’impressionne guère Rémy Pflimlin, qui recule et sourit dans son fauteuil. « La BBC fait polémique au Royaume-Uni. Elle a inauguré récemment un immeuble de verre et d’acier à 1 milliard de livres, elle dispose de 6 milliards d’euros de budget, ses dimensions et ses moyens n’ont rien à voir avec les nôtres. Et s’ils donnent l’impression de réduire facilement les effectifs, c’est que le droit social le leur permet. Enfin, les hauts salaires de la BBC représentent le double des nôtres. Le patron de la BBC gagne deux fois mon salaire et je gagne cinq fois moins que le patron de TF1. » Dans la foulée, Rémy Pflimlin ne se fait pas prier pour remarquer que lord Pattern a les mains libres vis-à-vis du pouvoir.
« L’an dernier, nous avons décidé de fermer pendant deux semaines en novembre et en décembre les rédactions locales de Périgueux et de Bayonne par mesure d’économie, raconte Rémy Pfimlin J’ai eu droit à une mobilisation du personnel, des élus, à une campagne de lettres, à des interpellations du ministre à l’Assemblée nationale. Et lorsque j’ai été moi-même à l’Assemblée, toutes les questions des députés étaient centrées là-dessus. Quand vous êtes dans une entreprise privée, vous supprimez une ligne budgétaire, point. »
C’est ce que fait lord Patten. « Si nous devions prendre nos décisions à partir d’enquêtes de téléspectateurs, nous ne supprimerions sans doute rien », reconnaît-il. Pour économiser « au moins » 240 millions d’euros chaque année sur les contenus, il a donc défini cinq priorités: l’information, les programmes pour enfants, la fiction et le spectacle britanniques ainsi que les événements nationaux. Tout le reste est sabré sans pitié: les achats de films et de séries, les coûts de distribution (-30%), les droits sportifs (-15%), le divertissement, les programmes hors des heures de pointe sur les grandes chaînes, les petites chaînes, les grilles de nuit. Le budget de BBC Online (Bbc.co.uk) est amputé, lui, de 25%, quand le nombre de salariés du service multimédia de France Télévisions a été multiplié par six depuis 2010.
Outre-Manche, on a taillé dans les effectifs de cadres
En France, toucher au secteur de la production comporte des risques. La sortie de la ministre de la Culture, Aurélie Filippetti, le 12 décembre sur RTL, est inimaginable outre-Manche. « C’est le rôle du service public de défendre la production », assurait-elle, regrettant dans la foulée l’installation duGrand Soir 3 parce qu’il prend la place des documentaires. On est loin du « service de la nation » revendiqué par lord Patten. La télévision publique achètera en 2013 pour plus de 1 milliard d’euros de programmes à des sociétés extérieures. Combien d’investissements dictés par des raisons pas tout à fait artistiques? Poussé par le lobby de la diversité, Avant-premières, le coûteux magazine culturel présenté chaque mercredi sur France 2 par Elizabeth Tchoungui jusqu’à juin 2012, a ainsi battu un double record de coût – 200.000 euros par épisode – et de faible audience, réussissant à tomber sous la barre des 2%! « France Télévisions est l’otage absolu des lobbys de la création, raille un dirigeant de TF1. Il y a une confusion entre l’intérêt général et l’intérêt des producteurs. Il y a un monde entre les productions de France Télévisions et celles de la BBC: ce monde, c’est celui de la contrainte. »
Dans sa course vers la réforme, la BBC n’a pas épargné sa hiérarchie: pas plus de cinq niveaux entre le DG et l’employé le plus junior, a décidé la Beeb. Pour ne pas dépasser la barre des 1% des effectifs de cadres dirigeants, 150 senior managers ont quitté le navire britannique entre 2009 et 2011, 70 autres partiront d’ici à 2015. France Télévisions a simplement fait… l’inverse. Joy Banerjee, délégué du personnel SNJ-CGT, a épluché avec les élus les bilans sociaux donnés par le comité d’entreprise. Résultat: 350 postes de managers créés avec l’apparition de l’entreprise unique. On a vu surgir des directeurs généraux en région, des directeurs des études, et même des coordinateurs transversaux! « Chacune des 23 antennes locales a un chef de centre, un directeur technique, un DRH, un directeur adjoint rattaché, des gens à 6.000 ou 7.000 euros mensuels, avec voiture de fonction pour certains », assure Patrice Machuret, le président de la Société des journalistes de France 3. Selon lui, 140 directeurs généraux à France 3 gagneraient entre 7.000 et 10.000 euros net.
Au service des sports, commun à France 2 et France 3, « la rédaction est déséquilibrée, dit Antoine Chuzeville, journaliste du service et délégué syndical SNJ. On compte 33 reporters pour 26 cadres. Ce taux de 40 à 45% d’encadrement est paralysant au quotidien ». Cette multiplication des fonctions sans tâche engendre le désoeuvrement et des drames. Le 2 décembre dernier, le journaliste de France 3 Michel Naudy, âgé de 60 ans, s’est suicidé à son domicile. On découvre alors que cet ancien de L’Humanité et de Politis entré à France 3 en 1981, ancien rédacteur en chef de la rédaction nationale, était salarié sans affectation depuis… 1995, dix-sept ans.
Des salariés au placard payé comme Pujadas
Le cas est-il unique? La culture du placard est ancienne à France Télévisions. Chaque présidence, chaque réorganisation a laissé sa couche sédimentaire de rédacteurs en chef ou de postes à responsabilité. « Vous ne pouvez pas faire partir les gens, et les moins bons ne trouvent pas à l’extérieur, assure un ancien dirigeant qui l’a pratiquée. Plus d’un quart des journalistes et de l’encadrement sont inutilisables. » Chiffre difficilement vérifiable. Joy Banerjee décrit des arrêts maladie, des gens qui craquent, des problèmes de management, des CDD « très inquiets pour leur avenir ». « Lorsqu’il y a sept niveaux, nous passerons à deux, promet Patrice Papet. Lorsqu’il y en a trois, à zéro. Mais les choses ici prennent du temps, plus que dans le privé. Patrick de Carolis disait que France Télévisions est un paquebot qu’il faut piloter comme un hors-bord. Je crois que c’est un paquebot qu’il faut piloter comme un paquebot. » Le 28 janvier, Rémy Pfimlin a resserré la gouvernance à quatre hommes – Martin Ajdari, Patrice Papet, Bruno Patino et Thierry Thuillier -, après l’avoir considérablement élargie en arrivant.
C’est peut-être la chaloupe de l’outre-mer qui est la plus chargée. Derrière France O, une édition nationale et neuf régions qui fonctionnent sur le modèle de France 3. La dolce vita en plus. « Ici, n’importe quel gars au placard touche le salaire de David Pujadas« , lance une journaliste qui préfère rester anonyme, car le monde du journalisme insulaire est petit. La grille des rémunérations de France Télévisions est multipliée par 1,73 en Nouvelle-Calédonie, par 2,03 à Wallis et Futuna. Les anciennetés mettent du beurre dans les épinards, les effectifs et l’encadrement là aussi sont pléthoriques. Les arrêts maladie correspondent dans certaines éditions à dix postes à temps plein. Il faut ajouter un treizième mois, un quatorzième mois et des primes de week-end. Résultat: de source syndicale, la masse salariale représente 17% du budget de France 2,27% de celui de France 3 et 60 à 80% du budget de France O. « En outre-mer, nous effectuons une mission de service public incontestable, le salaire indexé s’y applique dans le secteur public, au-delà du seul cas de France Télévisions », rappelle Rémy Pfimlin.
Un indubitable manque de courage au plus haut niveau
Le système fait pourtant hurler les petites télévisions privées concurrentes. « Nous ne vivons que de la publicité, alors qu’ils ponctionnent eux aussi le marché publicitaire, en plus de la redevance et des subventions d’Etat, clame Jean-Claude Asselin de Beauville, le président de la Fédération des télévisions locales privées d’outre-mer. Leurs budgets sont six à douze fois supérieurs aux télévisions locales privées. » Pourtant, à la Réunion, une antenne privée fait davantage d’audience que la locale de France Télévisions.
France Télévisions peut-il donner une autre image que celle d’un bateau échoué au bord de la Seine en crue de début février? « C’est difficile parce que c’est une entreprise lourde, avec une culture spécifique, qui subit l’instabilité des dirigeants et des volontés de l’actionnaire », résume Rémy Pfimlin. A Londres, la direction de la BBC a un atout majeur. Elle appuie sa stratégie sur une charte royale signée pour dix ans et intouchable. La députée Martine Martinel le reconnaît volontiers: les variations permanentes de la tutelle d’Etat, qui change d’homme, de politique et de budget à une cadence infernale, n’arrangent rien. Mais un haut fonctionnaire du ministère de la Culture renverse les responsabilités. « C’est vrai, la tutelle et le pouvoir politique ne sont pas courageux, admet-il. Jamais un dirigeant d’entreprise publique n’aura une feuille de route claire, mais s’il tape du poing sur la table pour réduire ses dépenses et s’il a le soutien de l’Elysée, la tutelle suivra. » Il faudrait juste que Rémy Pfimlin et François Hollande forcent un peu leur nature…
Source : http://www.challenges.fr/media/20130221.CHA6454/l-incroyable-gabegie-qui-mine-france-television.html