Comment le patronat français cherche à museler les juges

Les magistrats sont dans le collimateur du patronat français. Les grands patrons dénoncent « l’insécurité juridique » qui plane sur leurs plans de réorganisation et leurs procédures de licenciements. Et souhaitent réduire le contrôle exercé par les prud’hommes sur leur gestion des ressources humaines. L’accord interprofessionnel signé le 11 janvier et la nouvelle loi sur l’emploi en préparation satisfait en partie leur revendication. Aux dépens des droits des salariés.

C’est la nouvelle bête noire d’une partie du patronat français : « l’insécurité juridique ». Imaginez des juges qui annulent un plan de restructuration, suspendent une réorganisation ou interdisent certaines formes de management. Horreur ! Et les magistrats ne s’en privent pas. La direction de Peugeot prévoit 8 000 suppressions de postes ? La Cour d’appel de Paris suspend la restructuration, le 29 janvier, pour défaut d’informations des représentants du personnel. La Caisse d’épargne durcit son management pour mettre en concurrence ses employés ? Le Tribunal de grande instance de Lyon condamne la banque et interdit une organisation du travail qui « compromet gravement la santé des salariés ». La Fnac réorganise ses magasins ? Mi-décembre 2012, la Cour d’appel de Paris suspend la réorganisation à cause des risques psychosociaux qu’elle peut engendrer.

Conforama, Leader Price, Hôtel Crillon, Goodyear… Autant de plans sociaux et de réorganisations qui ont été récemment stoppés par les magistrats suite à l’action en justice des syndicats. Côté patronat, l’intervention des juges laisse planer une « incertitude » sur la gestion financière des grands groupes. Une procédure qui traîne en longueur, et ce sont les actionnaires qui s’inquiètent. Des dommages et intérêts à payer, et ce sont les dividendes que l’on doit amputer. Inacceptable !

Manque de compétitivité : la faute de la justice

« La jurisprudence fait peser sur le licenciement économique un contrôle exceptionnellement fort, allié à une importante insécurité juridique », déplore, en décembre 2012, l’Institut Montaigne, un think tank néolibéral animé par plusieurs dirigeants de grandes entreprises. La France serait « le seul pays où le juge apprécie la validité d’un licenciement au regard de la compétitivité de l’entreprise. En outre, la jurisprudence est extrêmement exigeante en matière de reclassement. Cette situation a conduit en France à une très forte diminution du nombre de licenciements économiques, à un contournement systématique des règles en la matière et à un développement des emplois temporaires et à durée déterminée. » [1]

En clair, si la compétitivité des entreprises françaises est en berne, si la loi n’est pas respectée et si la précarité se développe, c’est en partie la faute des juges. Bref, de quoi se mêlent les magistrats ? D’où jugent-ils des critères de compétitivité d’une entreprise ? Pourquoi entravent-ils la nécessaire flexibilité ?

Qui contrôle le pouvoir qu’exerce l’employeur ?

Jusqu’en 1986, les licenciements économiques étaient soumis à une autorisation administrative. Le patronat, au nom, déjà, d’une plus grande « flexibilité » (censée encourager les embauches…), a obtenu sa suppression. La justice a donc remplacé l’administration. « Lorsque l’employeur licencie, il exerce un pouvoir et ce pouvoir doit être contrôlé », rappelle simplement la juriste Marie-Laure Morin, spécialisée dans le droit du travail. « Cette idée d’insécurité juridique née de l’intervention judiciaire est en soi absurde : le juge ne se saisit jamais lui-même. Il l’est toujours par quelqu’un qui conteste un acte d’une autre personne. En matière de licenciement économique, la question est donc de savoir pourquoi le juge est saisi ? S’il y avait davantage de dialogue social et de négociation en amont dans l’entreprise, ce serait beaucoup moins le cas. » Rappelons que le droit à saisir un juge est un droit fondamental.

Qu’importe ! Pour les principales organisations patronales, l’heure est donc à la lutte contre cette « insécurité juridique ». C’est bien l’un des objectifs de l’accord national interprofessionnel (Ani) « pour un nouveau modèle économique et social », signé le 11 janvier par le Medef et trois organisations syndicales (CFDT, CFE-CGC et CFTC), que le ministre du Travail Michel Sapin est en train de traduire dans sa future loi pour l’emploi. De nouvelles procédures de licenciement, en cas de « mobilité interne » ou d’accord de « maintien dans l’emploi », restreignent fortement la possibilité pour les salariés de les contester en justice et contournent les règles qui accompagnent un plan social (lire notre article : Le licenciement automatique bientôt inscrit dans la loi ?). L’Ani vise aussi à « rationaliser les procédures de contentieux judiciaire », en particulier celles portées devant le Conseil des prud’hommes. Au cœur de cette « rationalisation », l’article 26 des accords raccourcit les délais de prescription pour les salariés voulant engager une action. Et limite grandement les demandes de rattrapage de salaires.

Menace sur les demandes de rattrapage de salaire

Pour contester un licenciement que vous jugez abusif ou demander des arriérés de salaires, vous n’aurez plus que deux ans – au lieu de 5 ans actuellement – pour porter l’affaire en justice. Un compte à rebours qui commence à partir de la rupture de votre contrat de travail, ou lorsque vous vous estimez financièrement lésé par votre employeur [2]. Seule exception : les discriminations au travail. La prescription pour entamer une action en justice reste de 5 ans, à partir du moment où la discrimination est révélée [3].

A première vue, ce passage de 5 à 2 ans aura peu d’impacts. « En matière de rupture de contrat de travail, ces nouveaux délais ne comportent pas de conséquences importantes. En général, les salariés saisissent les prud’hommes assez rapidement », explique Marie-Laure Morin. Reste un problème de taille :« Souvent, ils ont encaissé beaucoup de choses pendant leur activité au sein de l’entreprise, et comptent tout régler devant les prud’hommes. Ce ne sera plus possible. » Les demandes de rattrapage de salaires ne pourront porter que sur trois ans à partir de la rupture du contrat de travail. « Cela vise très clairement les demandes en rappel d’heures supplémentaires », pointe Marie-Laure Morin. Exemple ? Un cadre rémunéré au forfait jour pendant 10 ans est licencié. Il estime que son forfait a été sous-évalué compte tenu de son activité réelle et apporte la preuve qu’il a effectuées de multiples heures supplémentaires, pouvant représenter un rappel de salaire considérable. Il ne pourra faire valoir ce rattrapage que sur les trois années précédant son licenciement. Tant pis pour les autres.

Faire valoir ses droits ou perdre son boulot ?

Terminés également les dommages et intérêts pour avoir été exploité une vie entière. En 2004, le chef cuisinier Marc Veyrat était condamné à payer plus de 250 000 euros à sa lingère, Anna. Celle-ci travaillait pour lui et sa famille dans leur hôtel en Haute-Savoie : 67h30 par semaine, en moyenne, payée 43h (885 euros par mois en fin de carrière), « sans toucher le moindre revenu supplémentaire, ni repos compensateur, et sans jamais subir de visite médicale », raconte alors Libération. Et ce, pendant 43 ans ! Licenciée en 1999, elle n’a même pas de droit à la retraite, ayant commencé à travailler au noir. Les magistrats ont vivement critiqué ce « traitement impersonnel et négligeant » vis-à-vis « d’une salariée qui avait travaillé de nombreuses années au service de l’entreprise et de la famille du dirigeant ». Une illustration extrême mais bien réelle. Une telle réparation sera-t-elle encore possible si la prescription de trois ans est adoptée dans la loi ?

Désormais, tout salarié qui se démène pour aider sa boîte à sortir de l’ornière y réfléchira à deux fois. Car si l’affaire se termine mal, il ne pourra plus faire valoir l’ensemble de ses droits. Les relations au travail risquent de se durcir : « Cela va forcer les gens à saisir les prud’hommes en cours d’exécution de leur contrat de travail, et pas seulement en cas de rupture », craint Marie-Laure Morin. Se lancer dans une action en justice quand on travaille encore au sein de son entreprise signifie souvent s’exposer à une menace de licenciement. Combien de salariés s’estimant lésés prendront ce risque ? Un chantage à l’emploi – si vous allez aux prud’hommes, ce sera la porte – qui implique de fait une perte de droits, pour tout simplement ne pas perdre son boulot et son salaire.

La mort de la conciliation prud’homale ?

La diminution des délais de prescription s’accompagne d’un encadrement beaucoup plus contraignant des indemnités versées aux salariés lésés. L’article 25 des accords interprofessionnels, au prétexte de « faciliter la conciliation prud’homale », fixe des « indemnités forfaitaires » : 2 mois de salaire si l’ancienneté dans l’entreprise est inférieure à 2 ans, 4 mois de salaire après 2 à 8 ans de travail… [4] Les montants définis ne sont pas forcément scandaleux au vu de ce qui se pratique au sein des 209 conseils des prud’hommes. Mais « cela crée un précédent dans l’esprit des juges qui risquent de raisonner en terme de plafond. On ne répare pas le préjudice réel. Les juges n’auront plus aucune latitude pour donner davantage aux salariés s’ils l’estiment nécessaire », réagit Jean-François Lacouture, conseiller prud’hommes (collège salarié) et syndiqué CGT. « On annonce clairement la mort de la conciliation. »

Dans son combat contre l’« insécurité juridique », le Medef souhaitait aller encore plus loin et remettre en cause l’obligation de motiver une lettre de licenciement. Le patronat l’avait déjà tenté à l’occasion des contrats nouvelles embauches du gouvernement Villepin, en 2005. Contrats qui pouvaient être rompus sans motif par l’employeur, ce qui avait été déclaré contraire au droit international. Cette fois, la proposition est plus joliment formulée par le patronat :« L’imprécision de la lettre de licenciement n’équivaut en aucun cas à une absence de motif. » Comprenez : une lettre imprécise, donc peu ou pas motivée, n’est pas une absence de motif, qui pourra être communiquée ultérieurement au juge s’il le souhaite… Une proposition à laquelle la CFDT, signataire du texte, « s’est vivement opposée ». Ce qui a été validé dans l’accord n’en demeure pas moins inquiétant.

Utilisation abusive des licenciements pour motif personnel

Pourquoi tenter ainsi de limiter le recours aux conseils des prud’hommes ? Environ 200 000 contentieux entre salariés et employeurs y sont traités chaque année, en particulier suite à un licenciement pour motif personnel. Celui-ci est la première cause de rupture de CDI, devant la rupture conventionnelle (créée en 2008) et les licenciements économiques. Il y a deux décennies, c’était l’inverse [5]. « La proportion s’est renversée car procéder à un licenciement pour motif personnel, et encore plus avec les ruptures conventionnelles, est assez facile dans les faits. Il y a clairement une utilisation abusive des licenciements pour motif personnel », observe l’économiste Mireille Bruyère, du Centre d’étude et de recherche « travail, organisation, pouvoir », de l’Université de Toulouse.

Les licenciements économiques sont devenus minoritaires. Leur contrôle est largement restreint par plusieurs dispositifs de l’accord, en particulier l’article 15 sur les « mobilités internes », qui requalifie certaines formes de licenciements économiques en licenciements pour motif personnel. Restait, du point de vue du patronat, à s’attaquer au recours aux prud’hommes, là où cette forme de licenciement est jugée, en cas de contestation. Le Medef peut souffler, son sentiment d’ « insécurité juridique » est en passe d’être en partie réglé. Quant à l’insécurité des salariés, des travailleurs précaires et des chômeurs, elle attendra.

PAR IVAN DU ROY (21 FÉVRIER 2013)

@IvanduRoy sur twitter

Sources : FlickR , http://www.bastamag.net/article2945.html

Notes

[1] Les juges et l’économie : une défiance française, à lire ici.

[2] Extraits de l’article 26 : « Aucune action ayant pour objet une réclamation portant sur l’exécution ou la rupture du contrat de travail ne peut être engagée devant la juridiction compétente au-delà d’un délai de 24 mois. »

[3] A ce sujet, voir la très récente affaire Caudalie.

[4] « Entre 0 et 2 ans d’ancienneté : 2 mois de salaire. Entre 2 et 8 ans d’ancienneté : 4 mois de salaire. Entre 8 et 15 ans d’ancienneté : 8 mois de salaire. Entre 15 et 25 ans d’ancienneté : 10 mois de salaire. Au-delà de 25 ans d’ancienneté : 14 mois de salaire. »

[5] Entre janvier et juin 2012, sur environ 90 000 fins de contrats en CDI : 40 000 sont des licenciements pour motif personnel, 30 000 sont des ruptures conventionnelles et 20 000 des licenciements économiques.