La France de 2013, ce pays où des gens s’immolent
Lorsque le 17 décembre 2010 le jeune marchand ambulant de fruits et légumes Mohamed Bouazizi s’est immolé par le feu à Sidi Bouzidi, son acte a entrainé une vague d’émeutes et il a sans doute grandement contribué au déclenchement de la Révolution tunisienne, ainsi qu’à ce mouvement, que certains ont un temps appelé « printemps arabe », mais que l’on pourrait désormais rebaptiser « hiver salafiste ».
Deux ans plus tard, cela peut sembler aberrant et simplement incroyable de l’écrire, mais c’est en France que le jeune Tunisien a visiblement fait des disciples. Aujourd’hui des gens s’immolent et meurent, pour ne plus continuer à vivre la vie qui est la leur, dans la France de 2013.
La France « moderne » avait déjà entendu parler de gens que l’on brûlait vif sur son territoire. Certaines affaires avait même fait grand bruit dans les médias français. En 2002 par exemple, Sohane Benziane est découverte inanimée après avoir été brûlée vive dans un local à poubelles de Vitry-sur-Seine, dans le Val-de-Marne. En 2005, le terrible cas de la jeune marocaine Chahrazad, brulée vive par son petit ami Pakistanais en Seine-Saint-Denis avait lui aussi fait grand bruit. En 2009, c’est Kavidah Bala qui est brûlée vive par son mari à Meaux. Toujours en 2009 Fatima Z. est brûlée vive dans une cave d’Oullins (Rhône) par son frère qui n’aurait pas supporté son mode de vie. En 2010, c’est une comédienne française d’origine algérienne qui est elle aussi incendiée vivante en plein Paris, mais elle survivra. L’année dernière en 2012, une jeune femme de 17 ans est retrouvéecarbonisée en Seine-Saint-Denis, ce meurtre entrainant de nombreuses arrestations au sein de la communauté pakistanaise de Paris.
Longtemps les Français ont associé ces faits divers et le mot immolation aux populations immigrées ou françaises d’origine immigrées, principalement issues des pays musulmans. L’immolation était une sanction abominable et imposée par des extrémistes. Pourtant ces derniers jours ont vu une nouvelle floraison de cas d’immolations-suicides, et non plus imposées.
Le 25 janvier un homme s’est immolé faisant face à une situation qu’il estimait désespérée. Le 13 février c’est un franco-algérien qui a choisi de s’immoler au Pôle emploi de Nantes. L’homme venait de rentrer de vacances en Algérie et avait été sanctionné pour travail au noir par Pôle emploi qui lui demandait de rembourser le trop perçu. Celui-ci est décédé de ses blessures. Le 14 février, un homme a tenté de brûler sa femme dans son appartement. Vendredi 15 février, c’est un chômeur régulier en fin de droit qui a choisi de s’immoler en Seine-Saint-Denis afin d’exprimer le désespoir de sa situation. Le 15 février toujours, c’est un commerçant de Savoie qui s’est suicidé en s’immolant dans sa voiture alors que le même jour un collégien de 16 ans a lui aussi tenté de s’immoler dans son lycée de la Rochelle, ainsi qu’un SDF à Beaune.
Le geste de Mohamed Bouazizi avait à l’époque été qualifié de « geste qui reflète de l’angoisse profonde des jeunes d’Afrique du Nord qui sont confrontés à une situation économique qu’ils ne comprennent pas et qui leur donne le sentiment de n’avoir aucune prise sur leur avenir ». Une situation finalement peu différente de la France ou la première inquiétude des Français est le chômage, que ce soit en 2011, 2012 ou2013. Dans le même temps les thèmes sociétaux, comme le mariage homosexuel par exemple, sont eux jugés par la population totalement secondaires, ce qui en dit très long sur l’absence totale de symbiose entre les aspirations du peuple français et les décisions de ses élites politiques.
Parmi les Français qui se sont immolés, deux sont morts cette semaine et ils n’auront sans doute pas l’honneur de recevoir à titre posthume le prix Sakharov par la commission européenne, comme ce fut le cas pour Mohamed Bouazizi. Ils n’auront sans doute droit qu’à l’éphémère célébrité des rubriques faits-divers des journaux de la presse nationale et régionale.
« L’élite politique » (mais peut-on encore parler d’élite ?) elle se tait, sans que l’on ne sache si elle est « KO debout » ou si c’est la honte qui a pris le dessus. Tout au plus certains se sont contentés deconstater que « la situation se détériorait » et que « Pôle emploi n’avait pas assez de moyens». Quant au dit Pôle emploi, il a publié une liste de conseils pour chômeurs longue durée et en fin de droit, afin sans doute que ceux-ci décident de ne pas s’immoler ?
Il est presque certain que ces actes terribles ne déclencheront ni un printemps français, ni un printemps européen. Mais en choisissant de s’immoler, les Français parmi les plus désespérés nous ont rappelé à quel point ce n’est pas seulement eux qui sont à bout de force ou en fin de droit, mais que c’est la France tout entière qui est malade et sans doute en fin de cycle.