Mali : une intervention sans doute nécessaire,mais pas nécessairement juste
Cette seule phrase en dit long : « …En suivant Tite-Live et Machiavel, la seule raison qui pourrait justifier le recours à l’argument de la justice est que cette guerre est nécessaire à ceux qui l’ont déclenchée – « juste en effet est la guerre pour ceux à qui elle est nécessaire… »
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Attendre de la classe politique française qu’elle ouvre le débat sur l’opportunité de l’intervention au Mali est illusoire. Malgré quelques inévitables escarmouches politiciennes, le réflexe en pareilles circonstances est l’union sacrée, comme en témoignèrent les 523 députés (sur 566) qui approuvèrent, le 16 janvier 1991, l’utilisation de la force pour libérer le Koweït.
Même la réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008, qui a complété l’article 35 de la Constitution en instituant une procédure d’information et de contrôle du Parlement sur les opérations extérieures (OPEX), n’a guère changé les pratiques puisque le 12 juillet 2011, seuls 27 députés sur 509 votants se sont opposés à l’opération « Harmattan » en Libye.
Cette quasi-unanimité doit être comparée aux clivages américains sur cette même question puisqu’en janvier 1991, 47 sénateurs s’étaient opposés au recours à la force pour la libération du Koweït, finalement autorisé par une courte majorité de 52 voix.
BIEN-FONDÉ DU RECOURS À LA FORCE
La guerre, dans la culture politique française, reste dans le domaine réservé de l’Elysée, protégé en la matière des « miasmes des polémiques intérieures », selon l’expression si peu démocratique de Roland Dumas.
Puisque la très grande majorité des politiques – quand ils sont au pouvoir – se réclament du réalisme – la première approche théorique quand la discipline des relations internationales fut créée -, voyons donc les éléments de réflexion que nous apporte cette doctrine pour nourrir le débat sur le bien-fondé du recours à la force.
Le réalisme a évolué depuis les travaux fondateurs des pères de la discipline, quand Raymond Aron critiquait la guerre d’Algérie (son ouvrage La Tragédie algérienne publiée en 1957 fut censuré) et Hans Morgenthau (1909-1980) s’opposait à la guerre du Vietnam.
La définition étroite de l’intérêt national qui expliquait leurs prises de position a été reconsidérée par le néoréalisme de Kenneth Waltz, le père de ce courant de la fin des années 1970 qui remplaça la puissance par la sécurité comme finalité de l’action internationale.
Les réalistes contemporains considéreront ainsi que l’intervention de l’arméefrançaise au Mali est certainement nécessaire, mais que cette guerre n’est pas pour autant nécessairement juste.
UNE « HYPOCRISIE ORGANISÉE »
Une intervention nécessaire, puisque l’intérêt national est en jeu. Cet intérêt n’est plus seulement perçu dans son acception matérielle (or, âmes, territoires) et immatérielle (valeurs, principes, idées).
Selon le théoricien Stephen Krasner, qui réévalua le fondement du stato-centrisme réaliste en abordant la souveraineté comme une « hypocrisie organisée », l’intervention est également justifiée pour défendre des structures internationales menacées, car il est dans l’intérêt des Etats dominants de préserver un ordreinternational qui leur est favorable.
Dans sa version dite « coopérative », le réalisme contemporain va encore plus loin, avec des auteurs tels Joseph Grieco et Charles Glazer, pour qui la sécurité est un bien commun, ce qui implique que l’on renforce sa propre sécurité en secourant un allié en danger.
La possible création d’un « Sahelistan » menaçant la stabilité de la région et les intérêts français, les responsabilités de la France vis-à-vis de ses ex-colonies, le statut revendiqué de puissance qui suppose à la fois une volonté et des capacités de projection de forces justifient donc, dans une perspective réaliste, l’actuelle intervention française.
Cette guerre nécessaire n’est pas pour autant une guerre juste. C’est même le piège qu’il convient d’éviter alors que le moralisme ambiant impose d’avancermasqué derrière la promotion des droits de l’homme et de la démocratie.
Pour un réaliste, la notion de guerre juste est une ineptie. Carl Schmitt, l’une des principales références philosophiques du réalisme, pouvait ainsi écrire que, c’est quand « l’adversaire fut reconnu justus hostis et fut distingué du rebelle, du criminel et du pirate, […que] la guerre perdit son caractère pénal et ses tendancespunitives dans la mesure où la discrimination entre partis justes et injustes cessa ».
Cette nouvelle guerre n’a rien de « juste », à moins de considérer qu’il existerait un néoconservatisme de gauche parti en croisade contre « les auteurs des horreurs actuelles », ce que le discours de Dakar de François Hollande du 12 octobre 2012 pourrait certes laisser supposer.
LA MORALE N’A PAS SA PLACE DANS LA JUSTIFICATION D’UN RECOURS À LA FORCE
En suivant Tite-Live et Machiavel, la seule raison qui pourrait justifier le recours à l’argument de la justice est que cette guerre est nécessaire à ceux qui l’ont déclenchée – « juste en effet est la guerre pour ceux à qui elle est nécessaire ».
Cette guerre n’est donc pas juste parce que la France combattrait un ennemi de la civilisation ; elle est seulement nécessaire pour défendre les intérêts français.
Pour un réaliste, la morale n’a pas sa place dans la justification d’un recours à la force. Cette lucidité est moins cynique que le recours mensonger aux grands principes humanitaires.
Enfin, pour se convaincre que cette guerre ne peut pas être considérée comme une guerre juste, il convient de garder en mémoire l’avertissement de Tocqueville, éphémère ministre des affaires étrangères de la IIe République, qui constatait dans ses Souvenirs que « les démocraties ne résolvent guère les questions du dehors que par les raisons du dedans ».
S’il est vraiment réaliste, l’hôte de l’Elysée ne doit pas se cacher que l’uniforme martial qu’il vient de revêtir lui permet fort opportunément de faire taire les critiques sur son irrésolution atavique. Ce qui ne manquera pas d’avoir un impact si, d’aventure, les considérations extérieures devaient l’emporter sur les déterminants internes de sa décision.
Jean-Jacques Roche, professeur de relations internationales, Panthéon-Assas-Paris-II
Jean-Jacques Roche dirige l’Institut supérieurde l’armementet de la défense (ISAD)
Source : lemonde.fr
Désolé pour le retard de publication. Un grand merci à abrackad habram pour cette réflexion.