Jardinier résistant, échange graines de laitues contre plants de tomates
Ça n’est qu’un petit stand dans le coin d’une foire bio, à Chadrac, tout près du Puy-en-Velay (Haute-Loire). Une table remplie de sachets de papier froissés, où se côtoient des dames bien mises et des jeunes hommes un peu débraillés. On n’y vend ni achète rien : ici graines et plants sont mis à disposition des jardiniers désireux de découvrir de nouvelles espèces ou de propager des semences rares. Ce stand à l’air anodin, mais c’est un petit nœud de résistance. Car aujourd’hui, alors que la passion française pour le jardinage est au plus haut, les jardineries ont remplacé les échanges entre voisines, et les graines en tous genres se négocient à plusieurs dizaines d’euros les 100 grammes. Quelques jardiniers amateurs et maraîchers bio ont donc décidé de mettre en commun leurs savoirs et leurs précieuses semences, comme pour ne pas céder au diktat de la société de consommation qui impose, même à celui qui veut cultiver ses propres laitues, de passer à un moment ou à un autre par la case « achat ».
« Bien sûr, il y a un côté militant », répond Guylaine Ressot, enseignante d’une soixantaine d’années, quand on lui demande comment elle conçoit le simple fait de plonger sa main dans un sac de ces graines. Simplement mises à disposition de qui voudra en garnir ses plates-bandes, elles pèsent lourd, ces petites graines. Il faut dire qu’en France, il existe un catalogue officiel des semences, et que le commerce de graines qui n’y sont pas inscrites est interdit.
Evidemment, rien ou presque, ici, ne figure au fameux catalogue. On est donc, en théorie du moins, dans l’illégalité. « Si les gendarmes débarquent, ils peuvent tout saisir et mettre les scellés », assure Raoul Jacquin, une des références françaises sur les graines, membre de l’association Kokopelli, qui conserve, diffuse et vend des semences non inscrites. D’autres sont moins catégoriques sur la possibilité ou non de pratiquer ce type d’échanges, tout en affirmant la nécessité pour maintenir les espèces qui ne sont pas vendues par les industriels de l’agro-alimentaire. Les dames plus âgées qui sont là, elles, ont l’impression de poursuivre ce qu’elles ont fait de tout temps avec leurs voisins. Les autres font valoir que l’on est dans une sorte de zone grise. « Peut-être que ce n’est pas légal, mais c’est juste et légitime », ajoute Christine Coffy, une des organisatrices.
Les hybrides F1 : une taxe déguisée sur les potagers
En fait, deux logiques se rejoignent sur ce coin de table : d’un côté l’envie de cultiver ce que l’on veut, parfois en perpétuant des espèces anciennes ou non reconnues, de l’autre le désir de pouvoir faire son jardin sans payer tout les ans pour faire pousser ses légumes. « Acheter toutes ses graines dans une jardinerie, si on y regarde de plus près, cela revient très cher. Alors qu’on ne devrait pas avoir à payer pour ça. On doit se réapproprier la nature », confirme Guylaine Ressot. Car dans le commerce, l’immense majorité des graines sont de type « hybride F1 », des croisements sélectionnés auto dégénérescents, qui ne donneront rien si on les replante d’une année sur l’autre. Tout semble fait pour que jardiniers et paysans se retrouvent dans l’obligation d’acheter des semences tout les ans, acquittant comme une taxe déguisée sur les potagers.
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A la joie d’obtenir gratuitement de nouvelles espèces à cultiver s’ajoute souvent un ras-le-bol, si ce n’est une révolte, contre ce système actuel d’achat forcé. « C’est quelque chose que la nature peut nous donner, pourquoi est-ce que je devrais l’acheter ? », interroge Aurore Verlant, jeune femme de 26 ans arrivée dans la région il y a peu. « Est-ce qu’à l’avenir, on va se rendre compte qu’il faut changer les choses et, par exemple, arrêter de se nourrir de produits en provenance de l’autre bout de la planète ? », continue-t-elle, remplissant sa sacoche de haricots d’Espagne, de noyaux de pêches de vigne, de graines de lupin coloré et d’aneth.
A côté, Mohand, un jeune homme venu d’Ardèche, affiche un large sourire. Se décrivant comme un « semeur militant », il explique : « C’est la poule aux œufs d’or ici. Mais l’or, on se le partage. Et tant qu’on se le partage, il en reste. » Comme beaucoup ici, il nourrit, depuis la ferme où il s’est installé avec un ami, des rêves d’autonomie alimentaire. Un des credo de ralliement du groupe, dont beaucoup se reconnaissent proches du mouvement décroissant.
Si le dimanche, une foire bio tout ce qu’il y a de plus courant était organisée – avec tisanes, savons fait-main et, bien sûr, du fromage de chèvre–, on n’était pas pour autant dans le mélange écologie et bonne conscience, que l’on reproche un peu rapidement aux partisans du bio. Alors qu’au centre de la salle polyvalente de Chadrac s’organisait un grand débat sur l’opportunité de créer une « maison des semences » en Haute-Loire, pour pérenniser les échanges de graines, on sentait qu’il y avait là quelque chose du retrait. Un désir d’extraction hors de la société marchande.
« Oui, c’est de la dissidence, confirme même Christine Coffy. Parce qu’on fait ce en quoi on croit et qui nous semble être juste. Interdire l’échange de graines, ça serait revenir sur un droit qui va de soi, alors que justement, ça peut-être une réponse à la crise. Il y a des gens qui ont peur de ne pas bouffer, là. On ne va pas leur interdire de planter quand même ? »
Source: crise.blog.lemonde.fr