Des scientifiques envisagent de manipuler le climat
L’échec de la réduction des émissions de CO2 amène à développer des technologies pour refroidir la planète.
Par Fabrice Delaye, le 14 novembre 2012
La scène se déroule lors de la conférence sur les technologies émergentes du MIT alors que l’ouragan Sandy s’acharne sur Haïti avant de venir dévaster la côte est des Etats-Unis. Professeur de physique appliquée à l’Université de Harvard et spécialiste du changement climatique, David Keith détaille le raisonnement qui l’a amené à envisager une solution radicale pour stopper le réchauffement climatique: la géoingénierie.
«Les rejets de CO2 dans l’atmosphère ne font que croître, nous avons besoin d’un plan B!» Son idée? Intervenir directement sur le climat, en introduisant du dioxyde de soufre dans la haute atmosphère afin d’imiter l’effet connu des grandes explosions volcaniques. Elles refroidissent la planète en réfléchissant une partie du rayonnement solaire. Frissons dans la salle.
Le retour de la question climatique
Après Sandy, la question du réchauffement climatique est revenue en invité surprise à la fin de la campagne présidentielle américaine, le maire de New York en faisant la raison de son ralliement à Obama. Elle avait pourtant jusque-là soigneusement été tenue à l’écart, les candidats privilégiant la surenchère sur les nouveaux forages de gaz ou l’exportation du charbon.
Certes, le lien avec le réchauffement climatique d’événements individuels, comme les ouragans Sandy, Irene, Katrina, ou bien encore la plus grande sécheresse qu’aient connue, cet été, les Etats-Unis depuis cinquante ans, est difficile à établir de façon définitive par les scientifiques. Mais il y a aussi de plus en plus d’indices que c’est le cas.
Avant même que les vents de Sandy n’atteignent Manhattan, une étude du réassureur Munich Re sur les épisodes météorologiques extrêmes en Amérique du Nord (Severe Weather in North America) relevait que le nombre d’événements météorologiques entraînant des sinistres économiques a quintuplé au cours des trois dernières décennies. Et si les experts de Munich Re prennent en compte des facteurs comme l’intensification de l’habitat dans les zones inondables, ils affirment que «le changement climatique entraîne la formation de vagues de chaleur, de sécheresses et d’épisodes pluvieux intenses. A long terme, il va probablement augmenter l’intensité des tempêtes tropicales.»
On comprend l’inquiétude des réassureurs avec des dommages estimés jusqu’à 50 milliards de dollars pour Sandy. Mais leur avis reflète aussi celui de la majorité des scientifiques. Ainsi, le climatologue de l’Université de Berne et président d’un groupe de travail du GIEC (groupement international d’experts sur le climat), Thomas Stocker, confie-t-il: «Il y a un certain nombre d’indications que la fréquence de ces phénomènes pourra décroître mais que leur intensité va augmenter.» Beaucoup d’experts pointent la chaleur exceptionnelle de l’océan (+2,3 degrés Fahrenheit en septembre par rapport à la normale) comme l’humidité de l’air, augmentée par le réchauffement, pour expliquer la taille exceptionnelle de Sandy (1600 kilomètres de diamètre).
Quoi qu’il en soit, Sandy a fait sortir le changement climatique de la boîte où les politiciens d’Amérique ou d’ailleurs l’avaient enfermé en décidant de ne rien décider de concret de Copenhague à Durban en passant par Cancún. Tout à coup, le monde s’entend rappeler les chiffres alarmants révélés par le rapport du GIEC l’an dernier. Le niveau de CO2 dans l’atmosphère dépasse les 390 parties par million, très au-dessus des 350 ppm considérées par les scientifiques comme le niveau maximum pour un climat stable. Les émissions de gaz carbonique ont augmenté de 41% depuis le Sommet de la terre à Rio en 1992. Au rythme atteint au cours de la première décennie du XXe siècle, elles auront doublé d’ici à 2050 par rapport au niveau de l’ère préindustrielle. Face à cette «unconvenient truth», des scientifiques comme David Keith n’hésitent plus à s’aventurer dans le territoire interdit de la géoingénierie.
«Si vous voulez arrêter la fonte de l’Arctique ou empêcher les pertes de récoltes dues aux vagues de sécheresse, la géoingénierie est déjà la seule chose que vous pouvez encore faire», lance ainsi David Keith. Le chercheur considère qu’il est déjà trop tard pour éviter les changements climatiques par la seule réduction des émissions de CO2. Selon lui, la meilleure option consisterait à injecter des particules de soufre dans la haute atmosphère pour compenser au moins partiellement l’effet de serre. Selon les calculs de son groupe de recherche, un million de tonnes de soufre par an suffirait. Il estime même le coût de l’opération à un milliard de dollars par an.
Le dioxyde de soufre étant un polluant, on se rassure en se disant que pareils projets ne sortiront jamais des présentations PowerPoint de quelques savants polémiques comme David Keith. C’est faux. Dans une colonne du New York Times, la militante altermondialiste Naomie Klein montre comment «la géoingénierie climatique s’est échappée du laboratoire». Elle commente l’expérience menée par Russ George, un entrepreneur qui a tenté de faire fortune dans les crédits carbone avant de se tourner vers des solutions plus radicales. Sa société Planktos a déversé l’été dernier 100 tonnes de sulfate de fer dans le Pacifique pour stimuler la croissance de phytoplanctons qui fixent le CO2. Une zone de plus de 1000 km2 s’est ainsi développée au large des îles canadiennes Haida Gwai en faisant la plus grande expérimentation de ce genre.
Naomie Klein tire la sonnette d’alarme sur les risques de telles opérations. D’autant plus qu’elle constate qu’à côté de l’initiative de géoingénieurs incontrôlés comme Russ George, des chercheurs d’universités de premier plan mais aussi des puissances financières et des Etats ne considèrent plus la question comme taboue. Au Royaume-Uni, la Royal Society s’est emparée du sujet en 2010. La même année, John Holdren, le directeur de la politique scientifique de la Maison-Blanche, déclarait: «Si nous devenons suffisamment désespérés nous pourrions en arriver à essayer la géoingénierie pour refroidir la planète.» Des milliardaires comme Richard Branson et surtout Bill Gates n’attendent plus. Ils ont investi pour des recherches dans ce domaine et le second dans des brevets, y compris pour une technologie destinée à empêcher les ouragans…
Du coup, les controverses font rage. Si David Keith est partisan que des recherches soient entreprises dans ce domaine pour le cas où, Naomie Klein craint à l’inverse que de telles solutions miracles ne soient utilisées pour décourager les efforts de réduction de CO2. A cela s’ajoutent les risques de dérégler les précipitations comme de créer un nouvel état de suspicion sur la météo entre pays.
Pour l’heure, rappelle Thomas Stocker, «l’article 2 de la Convention internationale sur le climat dit qu’il «faut empêcher toute perturbation anthropique dangereuse du système climatique». Et il n’y a aucune preuve scientifique que les effets et les conséquences de la geoingenierie ne representent pas une interaction dangereuse.» Toutefois, vu la difficulté que les Etats ont à mettre en œuvre leurs objectifs de réduction d’émission de CO2, on ne peut exclure qu’une société internationale prisonnière de la résurgence des nationalismes ne parvienne pas longtemps à empêcher le passage à l’acte par une puissance ou une autre. On en est là!
http://www.bilan.ch/articles/techno/des-scientifiques-envisagent-de-manipuler-le-climat
Merci à Sandrine pour cet article 🙂