USA : sur la voie de la légalisation du cannabis

Au-delà de l’élection présidentielle et de celles des représentants, sénateurs, shérifs, juges et autres responsables régionaux, les Américains vont se prononcer mardi 6 novembre sur plusieurs dizaines de référendums locaux. Parmi ceux-ci, trois d’entre eux pourraient bien avoir un véritable impact national et modifier quarante ans de politique fédérale américaine : il s’agit des consultations visant à légaliser le cannabis qui se tiennent dans les États du Colorado, du Washington et de l’Oregon.

Quatre autres référendums ont également lieu afin de dépénaliser ou autoriser l’usage médical de la marijuana, mais ce sont ces trois-là qui sont les plus importants. S’ils sont approuvés, ils mettront effectivement en place tout un système de production, de commercialisation, de régulation et de taxation de l’herbe qui rapprochera la consommation du cannabis de celle du tabac ou de l’alcool.

Les militants de la légalisation ont en effet compris depuis longtemps qu’ils n’avaient aucune chance de remporter le morceau s’ils proposaient de réguler la marijuana comme la tomate, par exemple. Même si les trois propositions soumises aux électeurs diffèrent, elles comportent toutes plusieurs points communs : un contrôle des ventes (qu’il s’agisse de l’implantation des magasins loin des écoles, de la quantité autorisée à l’achat, ou de l’interdiction de fournir les moins de 21 ans), une commission chargée de licencier les producteurs et les commerçants, la mise en place de programmes de prévention auprès du public, et une répartition des revenus.

Avec une bonne dose de populisme, les promoteurs des référendums insistent d’ailleurs sur ce dernier aspect. La mesure du Colorado promet d’affecter les 40 premiers millions de dollars récoltés par la taxation du cannabis à la construction d’écoles publiques, celle de l’Oregon destine 90 % des revenus des taxes aux caisses de l’État et les 10 % restants à des programmes de désintoxication, celle du Washington doit servir à fournir une assurance santé publique. Dans un pays où les budgets locaux et nationaux sont souvent dans le rouge, la promesse de nouveaux revenus est séduisante.

Ci-dessus : campagne publicitaire pour la mesure 80 dans l’Oregon : “Vous avez le choix : les policiers peuvent poursuivre les fumeurs d’herbe. Ou les criminels.

Dans un pays qui est généralement perçu comme très conservateur sur les questions de société, et qui a fait de la « War on drugs » l’alpha et l’oméga de toute sa politique sur les drogues depuis la fin des années 1960, cette brèche n’est pas insignifiante. En 1992, le baby-boomer héritier des sixties, Bill Clinton, s’était dégonflé en expliquant qu’il avait bien un jour tiré sur un joint, mais « sans inhaler ». George W. Bush lui, n’avait jamais caché avoir été alcoolique, mais il restait extrêmement discret sur l’usage d’autres drogues (sa consommation de cocaïne durant sa jeunesse est un secret de Polichinelle, mais l’herbe ne faisait pas partie de sa panoplie récréative). Quant à Barack Obama, il a admis dans son autobiographie avoir consommé régulièrement de la marijuana et expérimenté d’autres substances.

Cette attitude de plus en plus décomplexée des politiciens américains (Michael Bloomberg, Al Gore, Sarah Palin ou Arnold Schwarzenegger reconnaissent également avoir fumé) ne s’est pas pour autant traduite dans les discours ou la législation. « La question de la drogue est toujours traitée comme le test de la qualité morale d’un candidat », explique l’universitaire et spécialiste des drogues Mark Kleiman. « Le résultat, c’est que le discours au niveau national est terriblement en retard sur l’attitude générale des Américains et ce qui se passe au niveau local. »

En effet, selon la plupart des instituts de sondages, un Américain sur deux se déclare aujourd’hui favorable à la légalisation du cannabis (cette proportion est en progression constante depuis une vingtaine d’années) ; il y aurait environ vingt à trente millions de consommateurs réguliers ou occasionnels ; et l’on compte désormais 17 États (sur 50) qui autorisent l’usage de la marijuana pour des raisons médicales.

Dans ce contexte, les trois consultations dans le Colorado, le Washington et l’Oregon sont à la fois une étape normale et une transgression importante. Une étape normale si l’on considère l’état de l’opinion publique, l’acceptation de l’usage du cannabis médical (et le fait que celui-ci reste essentiellement cantonné aux patients), et la volonté des militants pro-légalisation de poursuivre leur combat. Mais c’est aussi une transgression car, si ces référendums sont approuvés comme le laissent penser les sondages pour au moins deux d’entre eux, ces nouvelles législations locales remettront en cause le statu quo en vigueur et opposeront frontalement les États au gouvernement fédéral de Washington.

« Le maire est extrêmement prudent en public, mais en privé il le dit assez ouvertement : “Je suis favorable à tout ce qui fait évoluer la situation actuelle qui est parfaitement ridicule” », confie un conseiller municipal de Portland, la plus grande ville de l’Oregon. « Ce référendum ne concerne pas les activistes pro-légalisation ou les fumeurs de cannabis, mais tout le monde. » Il ne s’agit pas seulement de cesser d’arrêter des gens pour possession ou trafic de marijuana (la moitié des arrestations liées à la drogue), ou de les emprisonner (20 à 40 000 détenus), ou de mettre un terme à un marché noir d’environ 30 milliards de dollars qui enrichit les cartels mexicains, mais de construire un système de réglementation et d’usage du cannabis.

Ci-dessus : campagne publicitaire pour l’amendement 64 dans le Colorado : “Quelle activité devrait bénéficier des ventes de marijuana ?”

« Ce sera aux législatures locales de déterminer le niveau des taxes, ce qui n’est pas évident », décrit Wayne Mason, un militant faisant campagne pour le passage de la mesure dans l’Oregon. « Si le montant est trop bas, cela ne génère quasiment aucun revenu, s’il est trop haut, il y a un risque de marché noir qui tue l’intérêt de la légalisation. »

Néanmoins, la véritable question autour de ces référendums va être l’attitude du gouvernement fédéral, pour qui la marijuana est toujours considérée comme une drogue de catégorie 1 (au même rang que l’héroïne, le LSD ou l’ecstasy), dont la production, la vente et la consommation, même pour usage médical, demeurent prohibées nationalement. En s’installant à la Maison Blanche en 2009, Barack Obama et son ministre de la justice avaient promis de « lever le pied » sur les arrestations pour possession et le harcèlement des revendeurs de marijuana médicale par la police, notamment en Californie, mais cela n’a pas été le cas. Il a poursuivi à l’identique la « War on drugs » de ses prédécesseurs.

Si les mesures dans les trois États concernés sont approuvées, le gouvernement fédéral aura deux possibilités. Soit il laisse faire, autorisant cette « expérimentation démocratique », selon les mots d’un activiste de l’Oregon, qui permettra aux États de tester ce qui marche et ne marche pas dans le système « tax and regulate ». Cela au risque, bien réel, d’une augmentation de la consommation (y compris hors des États ayant légalisé puisque n’importe qui pourra venir s’y approvisionner), et de l’extension à de nouveaux États qui suivront inéluctablement.

Ci-dessus : campagne publicitaire pour la mesure 80 dans l’Oregon : “Faites mal aux cartels, aidez nos fermiers.

Ou alors le gouvernement fédéral décide d’intervenir en saisissant les terres servant à la culture, les bâtiments utilisés pour la vente, les comptes en banque des revendeurs, et, de manière générale, rendant misérable la vie de tous ceux qui entendent profiter de la mesure pourtant légale au niveau local.

En 2011, pour la première fois aux États-Unis, plusieurs élus au Congrès, démocrates comme républicains, ont introduit une proposition de loi visant à légaliser la marijuana dans tout le pays. Elle est bloquée en commission et a peu de chances d’en sortir prochainement, mais, pour ses promoteurs, c’est un premier pas. Et, comme à Washington rien ne se fait sans un puissant lobby, certains commencent à guetter l’émergence d’un groupe de pression « pro-herbe ».

« En plus de ceux qui avancent des raisons morales ou médicales, il y a plein d’industries qui font campagne contre la légalisation du cannabis. Les industriels de l’alcool et du tabac qui ne veulent pas de concurrent, le lobby des prisons qui souhaitent enfermer un maximum de monde, et même les pétroliers, parce que la culture du chanvre permettrait de fabriquer du bio-diesel », garantit Romain Bonilla. Mais si les référendums sont approuvés et qu’une ébauche d’industrie de la marijuana se met en place dans le Colorado, l’Oregon, le Washington et les autres États autorisant l’usage médical, on peut prédire sans risque de se tromper que des lobbyistes rémunérés sauront la défendre et promouvoir ses intérêts.

Alors qu’en France, la majorité comme l’opposition semblent s’être entendues sur un mot d’ordre unique visant à enterrer le moindre débat sur la question de la légalisation du cannabis, les États-Unis, le pays qui a adopté une des politiques les plus répressives en la matière, sont lentement en train d’évoluer. Ou plutôt, ce sont les institutions démocratiques du pays qui permettent à des citoyens de dépasser leurs élus frileux en tentant de mettre fin à des lois qui ne sont pas respectées, et à des politiques dépassées et souvent contre-productives pour l’ensemble de la société.

Source : http://www.mediapart.fr/journal/international/051112/les-etats-unis-sur-la-voie-de-la-legalisation-du-cannabis

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