Comment Merkel a mis son veto à la fusion EADS-BAE

Le projet de fusion EADS-BAE est mort. Il a été tué par un coup de fil d’Angela Merkel. Mardi matin, juste avant de partir à Athènes pour rencontrer le premier ministre grec, la chancelière allemande a appelé François Hollande. Selon nos informations, la conversation fut assez brève : elle était contre le projet de rapprochement. Angela Merkel n’aurait guère donné plus d’explication sur ce refus. Le projet ne lui plaisait pas. Point.

Toute la journée, les responsables des deux groupes ont discuté des conséquences de ce refus. Certains, notamment les Britanniques, soutenaient qu’il était inutile de s’entêter. Mieux valait-il annoncer tout de suite la mort du projet, d’autant, argumentèrent-ils, qu’il serait difficile d’obtenir des autorités boursières britanniques (Takeover panel) qu’elles leur accordent un délai supplémentaire au-delà de la date légale du 10 octobre à 17 heures, compte tenu de l’absence d’accord entre les gouvernements. D’autres, notamment les principaux responsables d’EADS, soulignaient qu’Angela Merkel commençait toujours toute négociation en disant non. N’était-ce pas ce qu’elle faisait depuis trois ans lors des négociations sur la crise européenne ? Puis, par la suite, elle acceptait d’amender sa position. Mieux valait-il donc poursuivre et demander une prolongation aux autorités boursières, la position allemande risquant de s’infléchir au fil des jours. Mais Angela Merkel, très préoccupée par la CSU bavaroise, alliée de poids dans sa coalition et opposante farouche au projet, accepterait-elle de prendre un tel risque de revirement, alors qu’elle a désormais les yeux fixés sur les prochaines élections, objectèrent les premiers.

Tous ont donc fini par se résoudre à annoncer la mort du projet. En début d’après-midi, mercredi, EADS et BAE ont publié un communiqué commun annonçant l’enterrement de leur projet. « BAE Systems et EADS ont décidé qu’il était dans le meilleur intérêt de leurs entreprises et de leurs actionnaires d’abandonner les discussions et de continuer à se concentrer sur leurs stratégies respectives. » « Nous sommes évidemment déçus de ne pas avoir été capables de parvenir à un accord acceptable avec nos différents gouvernements, France, Allemagne et Royaume-Uni », a déclaré le patron de BAE Systems, Ian King, tandis que Tom Enders, patron d’EADS, se disait lui aussi déçu mais content d’avoir tenté le coup.

L’enterrement de cette fusion, qui depuis le début suscite de nombreuses réserves tant quant au projet lui-même que sur ses modalités, a été accueilli diversement. « La fin des discussions est une décision des entreprises », a ainsi souligné François Hollande, en se bornant à rappeler que la France avait posé certaines conditions. Ce qui ne montre pas un soutien démesuré. Le gouvernement allemand n’a fait aucun commentaire. Des députés britanniques opposés à ce projet qui tournait le dos à la traditionnelle alliance entre la Grande-Bretagne et les États-Unis dans la défense se sont, eux, félicités de cet échec.

« Réaliser une telle fusion sous les yeux du public en moins d’un mois relevait de la mission impossible », constate un observateur, tandis qu’un autre, très rétif au projet depuis l’origine, pense que cet échec est une bonne chose pour EADS, « qui doit envisager d’autres développements mais en dehors de la défense ». « Les industriels de la défense rêvent. Faire une industrie européenne de la défense, alors qu’il n’existe pas une politique européenne de défense, ne peut pas fonctionner. Les intérêts nationaux dans un domaine aussi sensible finissent toujours pas l’emporter », commente un autre.

La peur d’être marginalisé

Au cours des derniers jours, les responsables d’EADS ont pourtant cru qu’ils allaient passer tous les obstacles. Un à un, les principaux points d’achoppement semblaient être levés. Un accord paraissait avoir été trouvé avec Daimler et Lagardère, les deux principaux actionnaires privés du groupe d’aéronautique, qui protestaient – à juste titre – sur des parités de fusion trop défavorables. Il leur aurait été promis, semble-t-il, de réviser le montant du dividende exceptionnel versé par EADS  pour ajuster les parités.

Un terrain d’entente avait même été trouvé entre les gouvernements britannique et français. Leurs positions semblaient pourtant irréconciliables. Au départ, le gouvernement britannique avait posé comme préalable qu’aucun État ne pourrait avoir une participation dans le nouveau groupe, une golden share – action privilégiée – accordée à l’Allemagne, la France et la Grande-Bretagne, étant censée suffire pour protéger leurs intérêts stratégiques. Le gouvernement français s’était opposé à ce principe. Actionnaire à 15 % d’EADS, il acceptait de se faire diluer à 9 % dans le nouvel ensemble mais il refusait de vendre sa participation comme il refusait de s’engager à ne pas l’augmenter ultérieurement, en rachetant par exemple la participation de Lagardère. « L’État français n’a pas à se lier les mains pour l’avenir », expliquait-on dans les milieux gouvernementaux. Après de longues négociations, Français et Britanniques avaient fini par trouver un agrément, chacun donnant des garanties à l’autre dans leurs domaines stratégiques respectifs, la France promettant en particulier de ne pas intervenir dans la conduite des activités militaires du nouveau groupe, surtout aux États-Unis.

L’Allemagne a-t-elle eu peur de faire les frais de cette entente franco-britannique ? Selon certains interlocuteurs, cette crainte a pu jouer. « Berlin a eu peur d’être marginalisé. Entre la France, qui conservait la direction des opérations civiles et la Grande-Bretagne qui récupérait la direction des activités militaires, l’Allemagne n’a pas vu où était son intérêt. Cassidian (la filiale militaire d’EADS), qui est essentiellement allemand, serait passé sous contrôle britannique. Pour nombre de politiciens allemands, cela aurait signifié que l’Allemagne renonçait à avoir toute ambition dans la défense. Cela n’était pas acceptable pour eux. Et Angela Merkel n’est pas en situation d’aller contre eux », explique un connaisseur du dossier.

Pourtant, de nombreux gages avaient été consentis à l’Allemagne. Elle avait même obtenu des « conditions inespérées », selon un proche du dossier. Alors que le gouvernement allemand n’est pas présent au capital d’EADS, il avait obtenu de pouvoir en devenir actionnaire, à parité avec la France. Mais cette option, qui plaisait à la CSU bavaroise, ne convenait pas aux membres libéraux de la coalition gouvernementale allemande, hostiles par principe à toute prise de participation de l’État dans une entreprise. Pour certains, Angela Merkel n’a pas voulu aller à l’épreuve de force au sein de sa coalition.

D’autres pensent que le refus allemand provient de l’impossibilité de s’adapter à une nouvelle situation par rapport aux plans établis. « Cela fait longtemps que Daimler, actionnaire à hauteur de 15 % d’EADS, veut sortir. En jouant sur la fibre nationale, le constructeur automobile a fait miroiter au gouvernement allemand la possibilité de reprendre sa place. Il était convenu que la banque publique KfW rachète la participation de Daimler le moment venu. Pour Angela Merkel, c’est une occasion unique de monter au capital d’EADS, de se retrouver à parité avec la France et de peser sur les décisions du groupe aéronautique. Elle a préféré s’en tenir au schéma arrêté de longue date plutôt que de se lancer dans une opération politiquement et industriellement plus risquée », analyse un autre proche du dossier.

BAE dans l’impasse

Le retour à la situation précédente, cependant, semble bien improbable. Car ce mois de discussions intenses a révélé les faiblesses, les calculs, les arrière-pensées des uns et des autres. Et il sera difficile de faire comme si rien ne s’était passé.

La première victime manifeste est BAE. Dès l’annonce de la rupture du projet, le cours de la société britannique de défense a perdu 1,26 % tandis que celui d’EADS gagnait 5,29 %. Car pour les financiers, en dépit des protestations du premier actionnaire de BAE Systems, Invesco Perpetual, le projet était clairement favorable aux intérêts du groupe britannique – et de son directeur Ian King, d’ailleurs, qui devait toucher une prime de 18 millions de livres (22,3 millions d’euros) en cas de succès de l’opération.

BAE Systems se retrouve dans une impasse stratégique, comme l’a reconnu son ancien dirigeant, Mike Turner. Si le groupe reste indépendant, les médiocres perspectives de son activité en Grande-Bretagne feraient qu’il « serait dans une position peu enviable, condamné à descendre la pente, avec peu de possibilités d’améliorer sa situation ». « Faute d’avoir pu se rapprocher d’EADS, BAE Sytems est condamné à rechercher un nouveau partenaire. Ce sera certainement un groupe américain. Mais cette fois les conditions risquent d’être nettement moins favorables pour lui », pronostique un banquier, qui n’exclut pas une partition du groupe.

La deuxième victime est Tom Enders. À peine nommé à la présidence d’EADS, il a porté ce projet qui devait lui permettre d’asseoir son pouvoir, et de normaliser un groupe bien trop aux mains des gouvernements, selon lui. Il a échoué dans sa guerre éclair, et a perdu définitivement le soutien allemand. Déjà mal vu auparavant par Berlin, il est soupçonné par une partie de la classe politique allemande de trahison, en décidant, d’abord, d’implanter le siège d’EADS à Toulouse et en supprimant celui de Munich, en menaçant, ensuite, les intérêts allemands dans le secteur de la défense par ce projet de fusion avec BAE. Après cet échec, il apparaît bien isolé politiquement.

Tom Enders peut-il rester à la tête d’EADS ? s’interroge déjà le Financial Times. « Par orgueil, il peut être tenté de raccrocher. Mais ce serait une catastrophe pour le groupe », dit un proche du dossier. « Paradoxalement, ce sont les Français qui le soutiennent. Car les Allemands, qui le détestent, ont tout intérêt à obtenir sa démission. Ce serait pour eux l’occasion, en profitant de la présidence tournante, de reprendre la direction d’Airbus et de continuer à organiser subrepticement les délocalisations vers l’Allemagne », s’énerve un ancien responsable du groupe. Dans son communiqué actant la fin du projet, le gouvernement français indique que « la France réaffirme son soutien à la direction d’EADS et l’encourage à poursuivre le remarquable développement de la société ». Une façon de signifier qu’il est hors de question de provoquer une révolution de palais et une crise de direction au sein d’EADS.

Jusqu’où Berlin joue franc jeu ?

Autre des conséquences de cet échec : ce mois de négociations a ravivé les tensions et les prétentions politiques sur le groupe, alors qu’elles étaient en passe de s’apaiser. À l’étonnement de la presse anglo-saxonne, qui s’apprêtait à tirer sur les Français comme à son habitude, celles-ci ne sont pas venues de la France – l’ensemble des responsables français, y compris Dassault, ayant fait preuve d’une rare cohésion et ayant opté pour un silence absolu sur le sujet – mais de l’Allemagne. Berlin n’a cessé d’augmenter ses exigences au fur et à mesure des discussions et d’étaler au grand jour ses calculs.

Alors que le gouvernement allemand n’est pas présent au capital d’EADS, il a agi comme s’il était son principal actionnaire. Il a demandé de monter au capital du groupe à parité avec la France, ce que le gouvernement français a accepté. Il a demandé comme les autres gouvernements des assurances sur l’emploi, les industries, les centres de recherche, ce que tout le monde a trouvé normal. Mais quand il a réclamé que le siège d’EADS passe à Munich, les centres de recherche et de développement et le déménagement du siège d’Eurocopter de Marignane à Munich, sans compter d’autres postes de responsabilité garantis à des Allemands dans le groupe, comme il avait tenté de le faire lors du changement de direction, là, le gouvernement français a refusé. Et il a apporté son ferme soutien à Tom Enders, qui a repoussé lui aussi ces exigences, jugeant que cela relevait des seules compétences de la direction.

« Il y a une crispation de l’Allemagne qui cherche à capter tout le potentiel industriel à son profit. C’est une prétention inimaginable », s’étonne une des parties prenantes au dossier. « Si on voulait faire la démonstration qu’il n’existe plus de projet européen, et que la méfiance est partout, elle est faite », constate un autre.

La méfiance, en tout cas, est revenue dans les murs d’EADS. Suivant au plus près les négociations, les salariés français, mais aussi espagnols – grands oubliés de ce projet de rapprochement, bien qu’actionnaires à 5 % –, se sont frotté les yeux à découvrant les exigences allemandes. Le soupçon, qui ne demandait qu’à renaître, s’est réinstallé. Et déjà, certains s’apprêtent à suivre au millimètre le moindre projet, à tracter la moindre concession faite aux Allemands. L’information, révélée au moment de l’annonce du projet, qu’Airbus Allemagne était en train de constituer une équipe de recherche avec des industriels allemands hors EADS, pour créer le projet d’un nouvel Airbus en 2050, a jeté plus qu’un froid à Toulouse.

Mais les interrogations sont aussi apparues au sein du gouvernement français. Jusqu’où Berlin joue franc jeu avec Paris dans ce dossier ? Déjà certains pronostiquent que l’Allemagne a sans doute raté une belle occasion, et que les concessions qu’était prêt à lui consentir le gouvernement français ne se renouvelleront peut-être pas. EADS risque de devenir un nouveau dossier de la discorde européenne.

Source : http://www.mediapart.fr/journal/economie/101012/comment-angela-merkel-mis-son-veto-la-fusion-eads-bae

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