GUERRE CIVILE MONDIALE OU RÉENCHANTEMENT ? L’HUMANITÉ FACE AU DÉLIRE CRÉPUSCULAIRE ET SES ŒILLÈRES

Un rapide coup d’œil sur nos époque et ses événements violents ou bien drastiques ne peut que susciter un docte malaise, sauf pour ceux qui préfèrent vaquer à leurs occupations sans porter attention au monde, faisant leur cette fameuse devise, après moi le déluge. Si on devait pointer un seul problème de société, le plus général, quel serait-il ? Je lance une piste. Celle des œillères.

A l’époque néolithique, l’homme a dressé l’animal en construisant des barrières. Ne pourrait-on dire que l’homme moderne a dressé l’homme en lui inculquant des œillères ? En lui indiquant ce qu’il faut voir, comment il faut le voir et où aller ! Oui, c’est sans doute cela. Si l’esclave antique devait biser ses chaînes pour se libérer, alors l’homme contemporain asservi, cet esclave mené par le bout du cerveau, doit apprendre à briser ses œillères. Il n’y a pas d’autre enjeu plus important pour la philosophie que de proposer aux hommes les instruments pour casser, voire dissoudre les œillères qui bien entendu, ne sont pas arrivées par pure contingence mais résultent de quelque intention de domination manifestée par des puissants qui grâce à ces œillères tiennent leur ouailles à leur merci.

C’est grâce aux œillères qu’ils envoyèrent les poilus se faire massacrer à la boucherie des tranchées en 1914. Ce sont aussi des œillères inculquées aux jeunes têtes blondes à la croix gammée qui ont poussé les soldats du Reich à massacrer les peuples au nom d’une légitimité de la race supérieure à dominer le monde. Après Dresde et Hiroshima, l’humanité a connu une période un peu chaotique mais ouverte, riche de perspectives, de remises en cause, d’innovations techniques, sociales et culturelles et surtout tolérante si on la compare à la situation actuelle. C’était dans les années 1960 et 1970. A cette époque, on pouvait voir des jeunes filles en mini jupe à Kaboul. Et maintenant, les âmes s’agitent et les agitateurs montent les uns contre les autres. Au lieu d’un élan spirituel et d’une ouverture existentielle, on assiste au renforcement, voire au retour des dispositifs aliénants, sans compter les nouvelles avancées technologiques et ces produits high tech dont l’usage fait l’objet d’un véritable culte avec une célèbre marque dont le fondateur décédé est vénéré alors que l’enseigne vend ses produits dans des boutiques visitées comme si c’étaient des temples. Du côté de la Couronne, les sujets de sa majesté sont en majorité derrière la famille royale, prêts à défendre les jeunes princes contre l’axe du mal que représentent les paparazzi. La Chine et le Japon se disputent de banales îles alors que les vieux démons de l’histoire refont surface et que le sentiment antinippon se développe dans la population chinoise. Les protectionnismes et autres nationalismes sont de retour, sans oublier les tensions communautaires et les extrémismes de tous bords, qu’ils soient politiques ou religieux. Quelques imams, pasteurs et autres rabbins prêchent la haine de l’autre.

Le chanteur belge Arno n’a pas hésité à pointer le retour des extrémismes de part le monde en causant sur les ondes d’Inter. Retour de haines titre Libé. Les uns sont en colère, les autres veulent montrer leurs crocs et par la voix de Véronique Genest, la peur de l’islam s’exprime ouvertement. On assiste à une sorte de braquage des esprits, une montée généralisée des intransigeances et même des intolérances, avec une sourde violence qui vaut à Manuel Valls une cote populaire soudaine qui s’explique par le besoin de sécurité ressenti par l’opinion publique. Les esprits se rigidifient, se ferment, offrant un tableau comparable à celui décrit par Hermann Broch dans son livre édifiant sur les époques crépusculaires et la folie des masses. Un livre qui résonnait avec l’atmosphère des années 1930 mais dont les descriptions peuvent aussi s’appliquer avec précaution à l’époque actuelle. On retrouve ce portrait saisissant des chefs dressant les humains pour en faire les serviteurs d’une cause partisane dans laquelle ils doivent se dévouer corps et âme et pour obtenir la victoire finale de leur camp. Les mouvances idéologiques extrêmes sont pointées mais à un degré moindre de férocité anthropologique, on verra aussi se dessiner la règle implacable de la compétition économique et des pratiques visant à obtenir des avantages et autres accès à quelques services, quitte à déployer énergie et force mauvaise foi. Et pour y parvenir, rien de tel que mettre des œillères à la plupart afin qu’il acceptent sans y voir malice ces règles de la compétition féroce.

L’écoute des médias nous convaincra que les journalistes ne cherchent pas forcément à ouvrir nos consciences. C’est même l’inverse. Tout semble organisé par on ne sait quelle conspiration pour maintenir et façonner les œillères. La gent médiatique se complait dans la diffusion de polémiques, de batailles entre chefs politiques, de bisbilles entre pipoles du PAF glanées sur les réseaux sociaux, Kassovitz cognant Genest, Pulvar titillée par Guillon et j’en passe. Rien n’est dit pour rendre perplexes et interrogatifs les citoyens. On leur sert une guimauve interprétative, parfois avec une polémique laissant accroire à une confrontation d’idées. Sans doute n’apprend-on point dans les écoles de journalisme la différence entre une controverse et une polémique. Quel paradoxe que cette profusion de moyens de communication et de diffusion alors que dans le même temps, le langage s’appauvrit alors que la pensée se rétrécit.

Pourquoi tout ça se demande le philosophe ? Tant de moyens matériels et culturels mis à disposition de l’humanité alors que les insatisfactions sont grandissantes. Il est certain que le monde matériel ne nourrit pas son homme et que la nature humaine a besoin de plus pour s’accomplir, se réaliser, se vivre avec une plénitude qui peut se cultiver dans deux voies, celle des œillères, avec le combat, les haines, les vaines victoires, les frénésies consuméristes, les fétichismes technologiques, les modificateurs d’humeur. Aux insatisfaits, les chefs proposent de combattre l’ennemi, idéologique, la nation adverse, la religion différente, l’impiété. Une fois qu’on a dressé les bêtes humaines, il faut les lancer dans la bataille, voire la guerre civile totale. Mais l’autre voie c’est celle de l’ouverture, d’un réenchantement, d’un partage d’expérience, d’une esthétique existentielle à cultiver, d’une quête visant à s’enrichir de nouvelles culture, d’une joie à être ensemble, bref, une sorte de communisme spirituel et métaphysique. Le banquet des voyageurs, dans l’espace, le temps, l’imaginaire, l’intelligence. La scène médiatique est mortifère, place à la cène, là où les idées et les formes se multiplient, se combinent, se créent, façonnant les œuvres de l’esprit, offrant à l’humain un destin plus authentique que la tétanisation convulsive face à un écran tactile.

Sans doute faudra-t-il comprendre notre époque comme la fin de la domestication de l’homme, créature soumise à un « système d’élevage » après les chevaux, chiens, moutons et autres mammifères. Bref, une sorte de régression combinée avec d’immenses progrès technologiques. Les chaînes des esclaves antiques étaient matérielles, il fallait les briser. Les chaînes d’asservissement modernes sont dans le cerveau, ce sont des œillères, produites par les images et les discours, qu’il faut briser en les dissolvant grâce au souffle rédempteur et révélateur de l’Esprit.

Par Bernard Dugué (son site) Agoravox