Pacte budgétaire: « C’est le jour du Jugement dernier pour l’Europe »
Ce mercredi à 10 heures, dans une ville provinciale plutôt somnolente, ce sera le jour du Jugement dernier pour l’Europe: la Cour constitutionnelle allemande décidera si le Mécanisme de stabilité européen (MES) installant un fonds permanent pour les pays en difficulté, et le pacte budgétaire qui impose une politique d’austérité peuvent entrer en vigueur.
L’enjeu est de taille. Les plaignants, plus de 37.000 citoyens (chiffre record), soutiennent qu’en approuvant ces traités, le Parlement allemand a « vendu » son pouvoir budgétaire à la technocratie bruxelloise. Pour eux, ces textes privent les États membres de leur souveraineté, établissent un État fédéral européen et convertissent l’union de stabilité en une union de « mutualisation », contraire à la Constitution allemande.
Les marchés s’inquiètent
Un avis négatif de la Cour de Karlsruhe bouleverserait la zone euro. Les marchés attendent impatiemment que l’austérité soit renforcée. La dette souveraine, principalement de la Grèce, doit être payée avec l’aide des autres États.
Le MES est doté de 700 milliards d’euros; les plans de sauvetage actuels sont financé, quant à eux, à hauteur de 150 milliards d’euros seulement.
Toutefois, l’accord de l’Allemagne, le plus grand contributeur au MES, est indispensable. Et le pacte budgétaire devrait être renégocié si les juges estiment qu’il froisse les principes démocratiques.
Ce mercredi, l’Europe aura donc les yeux fixés sur Karlsruhe.
La clause éternelle
Le pouvoir étendu de la Cour constitutionnelle est une particularité du système allemand. Après les dévastations du fascisme, les pères fondateurs ont introduit une « clause éternelle » dans la Constitution: la démocratie ne peut jamais être abandonnée; ni par le Gouvernement ni même par le Parlement. Une Cour constitutionnelle forte doit veiller sur le respect de cette garantie.
Le pouvoir budgétaire est au coeur de la démocratie. C’est le peuple qui décide de la façon dont les impôts seront dépensés, par le biais de son Parlement. Dans l’histoire, ce sujet a provoqué des révolutions : en 1215, le baronnage anglais a arraché au roi Jean Sans Terre le pouvoir budgétaire avec la fameuse Magna Carta ; pendant la lutte pour l’indépendance américaine, le cri de la « Boston Tea Party » en 1773 était « no taxation without representation ».
L’Europe de Metternich
Le MES est difficile à concilier avec ces principes. C’est une institution financière au sein de laquelle des représentants des gouvernements nationaux décident, à huis clos, du sort de 700 milliards d’euros.
Les règles du fonds sont floues. Par exemple, le MES peut prévoir, « dans des cas exceptionnels », une participation « appropriée et proportionnée » du secteur privé au financement des aides aux pays en crise.
C’est une phrase absconse. Elle donne le plein pouvoir aux représentants exécutifs et empêche la Cour de justice européenne de contrôler.
De plus, puisque le MES est une organisation internationale séparée de l’Union européenne, le Parlement européen est écarté du jeu.
Le MES remplace les mécanismes provisoires de sauvetage qui n’ont aucun fondement juridique dans les traités de l’Union européenne. Il institutionnalise une politique d’urgence inventée hâtivement lors de nombreux sommets européens. C’est le produit des gouvernements « obstinément fidèles aux vielles méthodes intergouvernementales du concert européen du XIXe siècle » ; c’est « l’Europe de Metternich », pour reprendre l’expression de Jean-Louis Bourlanges.
En d’autres termes: avec le MES, l’exception devient la règle, le gouvernementalisme règne.
Un Parlement national défaillant
La Cour allemande se prononcera très probablement vers un renforcement du Bundestag, la chambre basse du Parlement. Les juges inciteront le Parlement à contrôler plus soucieusement les décisions du représentant allemand au sein du MES.
La Cour sait mieux ce qui est bon pour le Parlement que le Parlement lui-même (qui, d’ailleurs, a voté à la majorité de deux tiers pour le MES). Mais ce paternalisme marche très mal.
La rengaine est toujours la même: Le Gouvernement demande plus de pouvoir à l’échelle européenne et moins de contrôle par le Bundestag; le Bundestag dit : « OK » ; la Cour répond: « non, Parlement, tu ne peux pas dire oui, tu es censé contrôler ». Le Bundestag se repent et promet de faire mieux – mais en pratique et au fur et à mesure, le pouvoir exécutif s’accroît.
La démocratie européenne oubliée
La conception de la Cour est aussi peu réaliste. Dans son arrêt sur le traité de Lisbonne, elle a jugé que toute légitimité démocratique de l’Union européenne repose uniquement sur le Parlement national. Les juges ont ignoré le rôle du Parlement européen.
C’est très contestable. Le Parlement européen pourrait réduire le déficit démocratique de l’Union qui se creuse sans cesse. La voie nationale que les juges ont prise est une impasse ; les solutions purement nationales ne fonctionnent pas dans une crise européenne.
En outre, la Constitution allemande ne demande pas tant. La Loi fondamentale est ouverte à une intégration plus poussée sous condition que l’Union européenne soit démocratique – c’est-à-dire avec un Parlement européen renforcé. La voie nationale a été inventée par les juges. C’est un tour de magie maladroit, selon la formule : « the Constitution is what the judges say it is ».
Une question politique
La situation devient dangereuse si ni le Parlement européen ni les Parlements nationaux n’exercent un véritable contrôle. Le MES prend des décisions politiques très importantes. Quel pays reçoit selon quelles conditions d’austérité quelles sommes pour payer quels créanciers privés ? C’est le MES qui décide.
Les bénéficiaires sont des investisseurs privés qui ont mal calculé les risques de leurs investissements; les contribuables paient. Cela montre bien que le versement des aides par le MES est un enjeu politique qu’il faut débattre.
En somme, les États se sont endettés sans mesure, les banques on investi niaisement à grande échelle. Le résultat : des ravages sociaux sans égal dans les pays du Sud imposés par une réunion des gouvernements européens très peu contrôlée, faiblement légitime.
La misère est maintenant administrée par une technocratie européenne opaque et éloignée. Le pacte budgétaire et le MES volent dix kilomètres au-dessus des têtes des gens.
Ce n’est pas nécessaire. Mais la Cour allemande ne les fait pas revenir sur terre.
Cette frénésie fait penser à « L’exil d’Hélène », essai d’Albert Camus: « La Méditerranée a son tragique solaire qui n’est pas celui des brumes. Certains soirs, sur la mer, au pied des montagnes, la nuit tombe sur la courbe parfaite d’une petite baie et, des eaux silencieuses, monte alors une plénitude angoissée. On peut comprendre en ces lieux que si les Grecs ont touché au désespoir, c’est toujours à travers la beauté, et ce qu’elle a d’oppressant. Dans ce malheur doré, la tragédie culmine. Notre temps, au contraire, a nourri son désespoir dans la laideur et dans les convulsions. C’est pourquoi l’Europe serait ignoble, si la douleur pouvait jamais l’être. »
Par Tim Stahlberg, avocat en Allemagne.