Syrie : comment travaillent les humanitaires

La plus grande discrétion est généralement de mise pour les organisations humanitaires qui interviennent dans le conflit syrien. Pourtant, Médecins sans frontières a choisi de rendre publique l’ouverture d’une mission chirurgicale opérationnelle à l’intérieur du pays, lors d’une conférence de presse organisée mardi matin à Paris. Cette décision a surpris certains acteurs humanitaires. « Je savais qu’il y avait une mission chirurgicale MSF sur place, mais j’ignorais qu’ils rendraient son existence publique », remarque un responsable de Médecins du monde.

Les responsables de MSF estiment quant à eux que le temps est venu de parler des activités menées au cœur du pays. « On nous a trop souvent reproché de ne pas intervenir, de ne pas en faire assez. Il nous semblait important de montrer que nous sommes bien présents », affirme Brian Moller, qui a dirigé le projet. Pour Felipe Ribeiro, directeur général de MSF, l’organisation remplit là une « mission de témoignage » essentielle. « Cette communication s’inscrit dans la continuité de ce que nous dénonçons, sur la sécurité médicale en particulier. Nous voulons confirmer ce que nous avons déjà dit plusieurs fois : la situation sur place ne s’améliore pas. »

On n’en saura pas plus sur la localisation précise de la mission ni sur les moyens mis en place. On apprendra seulement que c’est au terme de « visites éclairs » dans le pays, et grâce à la collaboration d’une association de médecins syriens que les équipes de MSF sont parvenues à ouvrir cette mission chirurgicale, au mois de juin. « C’est la seule structure de ce genre à ma connaissance », indique Felipe Ribeiro. Si les ONG parlent de leurs activités dans les pays limitrophes, elles sont beaucoup plus discrètes sur leur travail dans la clandestinité, ou en transparence avec les autorités syriennes. En Turquie aussi, les activités humanitaires en lien avec le conflit syrien sont en principe interdites aux ONG étrangères. « Il y a un contrôle étroit du gouvernement turc, qui souhaite en avoir le monopole. Pourtant, il y a bien des organisations implantées près de la frontière, mais ça pourrait vraiment les mettre en danger de les citer », explique le responsable d’une grande organisation implantée sur la frontière turco-syrienne.

Dans les camps de réfugiés qui regroupent des centaines de milliers de personnes, au Liban, en Jordanie, les organisations humanitaires ont le champ libre. « Mais ce sont des opérations moins importantes… Les vrais besoins sont à l’intérieur », témoigne un responsable de Médecins du monde. D’ailleurs, « il y a environ dix fois plus de personnes déplacées en Syrie qu’il y a de réfugiés enregistrés dans les pays voisins, et pour autant ils ne reçoivent pas l’assistance ou l’attention dont ils ont besoin, faute d’un manque d’accès au terrain », rappelle un récent communiqué publié par plusieurs agences humanitaires.

L’aide directe à la population prend donc la forme d’un soutien matériel aux médecins du pays, avec l’envoi de médicaments qui franchissent la frontière clandestinement au compte-gouttes. Malgré tout, quelques rares professionnels de santé entrent régulièrement dans le pays. Trop peu. « Vu les besoins de la population, on peut dire qu’on est proche du néant », soupire un responsable de Médecins du monde, association qui a du quitter le pays à la fin de l’année 2011.

Travail clandestin ou « transparence » avec le régime

D’autres ont fait un choix différent. Nina Walch, responsable à Amnesty International, confirme que « quelques organisations ont reçu une autorisation du gouvernement de Bachar El-Assad, qui leur permet de travailler en Syrie même ». Elles seraient sept à en bénéficier. Parmi elles, « deux ou trois sont françaises », selon le responsable d’un des organismes concernés, qui accepte de témoigner sous anonymat. Ce statut particulier concerne des ONG implantées de longue date dans le pays, et qui ont été autorisées à rester après la fermeture des frontières. Il est de notoriété publique que Première urgence-Aide médicale internationale (PU-AMI) est présente à Damas, Homs et Hama – même si l’organisme a cessé de communiquer depuis le début de la crise. Le Secours islamique de France (SIF) mène aussi plusieurs actions en Syrie. Pour les autres, il semblerait qu’Action contre la faim soit également présent sur le terrain, si l’on en croit son site internet.

L’ONG pour laquelle travaille notre interlocuteur vient en aide aux réfugiés irakiens en Syrie depuis 2008. Mais depuis le début de l’été, son champ d’action s’est élargi : « Plusieurs organisations dont la nôtre ont reçu la permission d’agir auprès de la population civile, en coordination avec le Croissant-Rouge syrien (SARC) », rapporte-t-il. L’ONG travaille de fait « en totale transparence » avec le régime. « C’est le SARC qui fait le lien avec les militaires », précise l’homme. Cette situation n’est-elle pas délicate vis-à-vis des autres organismes et de la population ? « C’est le choix que nous avons fait », répond-il simplement.

Les responsables du Secours islamique France (SIF) parlent plus volontiers de leur action sur place. Invité sur l’antenne de France Inter, jeudi 23 août, le directeur des opérations internationales de l’organisation, Amin Trouvé-Baghdouche, raconte la même histoire : son organisation était déjà implantée depuis plusieurs années dans le pays, afin de venir en aide aux réfugiés irakiens et aux populations touchées par la sécheresse dans les provinces du nord. Autorisé depuis cet été à travailler directement sur la crise syrienne, le SIF organise des distributions d’eau et de vivres pour les déplacés « à Damas et dans sa périphérie », le tout en lien avec le Croissant-Rouge syrien, « l’autorité référente dans le pays ». « Nous ne faisons pas de distinction parmi nos bénéficiaires. (…) Chez les femmes et les enfants, il n’y a pas de camp », assure le responsable, qui dit des membres de son organisation qu’ils essaient d’être « le plus indépendants possible, le moins politisés ».

« Pour moi, il y a un gros point d’interrogation sur toute organisation travaillant avec le Croissant-Rouge syrien », réplique Tawkik Chamaa, le porte-parole de l’Union des organisations syriennes de secours médicaux. Cette structure a vu le jour début 2012, après une rencontre entre plusieurs organisations humanitaires syriennes basées à l’étranger. En s’appuyant sur un important réseau de médecins, d’infirmiers et de passeurs, l’organisation distribue du matériel médical, installe des hôpitaux de campagne mobiles et constitue des stocks de médicaments à travers tous le pays. Y compris dans les zones de conflit, auxquelles les autres organismes n’ont pas accès.

« Notre organisation est considérée comme dissidente par le régime syrien. Si nos collaborateurs sur place se font attraper, ils risquent la torture ou la mort. Nous comptons déjà de nombreux disparus », explique Tawkik Chamaa d’une voix calme. Son point de vue sur le Croissant-Rouge syrien est tranché. « Il y a eu une épuration du SARC par le régime de Bachar El-Assad. Plusieurs médecins qui soignaient des populations dans les zones rebelles ont été tués. » Le jugement du porte-parole de l’UOSSM est sans appel : « Les organisations qui collaborent avec le Croissant-Rouge syrien se placent de fait sous la coupe du régime, qui les oriente où il veut sous prétexte d’assurer leur sécurité. D’abord pour les empêcher de voir ce qu’il se passe, ensuite pour les empêcher de venir en aide aux ennemis de Bachar El-Assad. »

Pour un membre d’une grande ONG internationale, le point de vue est plus nuancé. « Il est difficile d’avoir une opinion sur ce qu’est le Croissant-Rouge syrien. La situation est diverse : on peut bien sûr le voir comme une organisation para-étatique, pourtant, il y a aussi eu des volontaires tués… Ils opèrent sur le terrain… C’est un interlocuteur précieux. »

« On nous a dit qu’on était là à nos risques et périls »

En installant un hôpital de campagne au cœur du pays, sans autorisation officielle mais en communicant sur ses activités, MSF a choisi une autre position. « Nous avons informé les autorités de notre présence, sans indiquer précisément l’emplacement de l’hôpital. Ils nous ont sommés de quitter le pays et nous ont fait savoir que si nous restions, c’était à nos risques et péril », indique Felipe Ribeiro. Pour l’heure, la mission chirurgicale n’a jamais été visée directement par les tirs de l’armée syrienne.

Opération chirurgicale dans l’hôpital de campagne de MSF Opération chirurgicale dans l’hôpital de campagne de MSF © MSF

C’est une villa inhabitée, composée de 6 pièces et située quelque part dans le nord du pays. Il aura fallu une semaine pour transformer les lieux en hôpital d’urgence. Sa capacité est de douze lits, « mais on peut monter jusqu’à trente en cas d’urgence », indiquent les médecins, qui viennent de passer un mois sur le terrain. Dans la situation actuelle, difficile de faire plus. « C’est une structure qui doit faire profil bas », souligne Kelly Dilworth, médecin anesthésiste. De son côté, Brian Moller, responsable du projet chirurgical en Syrie, concède que « douze lits, c’est bien sûr insuffisant », mais « vingt-cinq lits, ou cent lits, auraient été tout aussi insuffisants, vu la situation. »

Pourtant, selon lui ce n’est pas tant la menace militaire que les difficultés d’organisation qui rendent très difficile l’implantation d’une structure plus importante. L’équipe médicale internationale est donc elle aussi réduite à la part congrue : sept personnes, dont trois médecins, des infirmiers, et un responsable logistique, épaulés sur place par « une cinquantaine » de Syriens. L’hôpital se trouve dans une zone contrôlée par les rebelles, mais les médecins assurent qu’ils ne bénéficient d’aucune protection ni d’aucune aide logistique de leur part.

« Pour les médicaments, nous nous appuyons sur les pharmacies environnantes et les hôpitaux de campagne tenus par des médecins syriens, avec lesquels nous sommes en contact. » Le gros du matériel est acheminé depuis la frontière par MSF. Les médecins assurent qu’ils sont très bien équipés : « Nous avions du matériel d’échographie, ce qui permet un diagnostic rapide, des instruments de chirurgie et le nécessaire pour la stérilisation. » Brian Moller précise qu’un stock de médicaments est constitué dans l’éventualité d’un coup dur, qui peut permettre de tenir une quinzaine de jours sans approvisionnement.

Prises entre les feux croisés d’une « véritable guerre civile », les organisations sont sans cesse sommées de donner des gages d’indépendance. Les chirurgiens de la mission MSF disent soigner tous les blessés sans distinction. « Les gens arrivent avec du sang partout, parfois les entrailles à l’air ! Nous ne prenons pas le temps de savoir d’où ils viennent ni qui ils sont, l’urgence est de les soigner. » Interrogée sur ce qu’elle ferait en voyant arriver un blessé portant l’uniforme de l’armée loyale à Bachar El-Assad, Kelly Dilworth écarquille les yeux et s’exclame : « La priorité dans ce cas, ça serait plutôt d’enlever l’uniforme, pour regarder si la blessure est profonde et comment il faut opérer ! »

Plaidoyer pour un accès au pays

De retour d’un voyage au Liban et en Syrie la semaine dernière, la secrétaire générale adjointe aux affaires humanitaires de l’ONU, Valerie Amos a plaidé pour un meilleur financement des actions humanitaires. « Les déplacés, comme les familles d’accueil, ont des besoins urgents en raison de l’impact de la crise sur l’économie et les moyens de subsistance. »

De leur côté, les organisations humanitaires souhaitent plus que jamais obtenir les moyens d’une action à l’intérieur du pays. Certaines d’entre elles – dont Save the Children, le Conseil norvégien pour les réfugiés et The Elders – ont publié un communiqué cette semaine, pour réclamer « un accès à l’aide humanitaire et des fonds ». Mais les ONG hésitent à se prononcer sur les moyens à mettre en œuvre. Felipe Ribeiro, de Médecins sans frontières, repousse l’idée d’un corridor humanitaire. « En Syrie les lignes de front bougent en permanence. Il faudrait plutôt une zone protégée où les médecins pourraient opérer en sécurité… Mais on a vu dans d’autres conflits que ces zones peuvent vite se transformer en piège. » En attendant, les organisations campent à la frontière, assurant les soins aux réfugiés et constituant les stocks de médicaments qui pourront servir, le moment venu.

Source : http://www.mediapart.fr/journal/international/230812/syrie-comment-travaillent-les-humanitaires