Tabac : les fumeuses annonces du ministre du budget
Augmenter les recettes de l’État et améliorer la santé publique. A priori, l’objectif des mesures annoncées en début de semaine par le ministre du budget Jérôme Cahuzac, consistant à faire grimper les taxes sur les cigarettes les moins chères, devrait faire l’unanimité. Pourtant, la hausse de la fiscalité sur le tabac ne résout pas tout, loin s’en faut. Selon les travaux des chercheurs spécialistes du sujet, ce sont les industriels du tabac qui pourraient le plus se réjouir de la réforme telle qu’elle a été énoncée. Certains chercheurs s’inquiètent également des conséquences pour les fumeurs les plus pauvres, qui, paradoxalement, ne sont pas ceux qui s’arrêtent le plus de fumer lors des hausses de prix.
La problématique reste pourtant majeure : le tabagisme serait responsable de la mort de plus de 70 000 personnes par an (la moitié survenant avant 70 ans). La somme des coûts directs et indirects, (même amoindrie par les taxes encaissées sur les produits ou encore les retraites non versées pour cause de décès) se chiffre en milliards pour le pays (voir ici une étude à ce sujet).
Aujourd’hui, les prix les plus bas sont de 5,70 € pour 20 cigarettes, de 5 € pour 19 cigares, de 3,12 € pour 16 grammes de tabac à rouler. Les taxes représentent 80 % du prix des cigarettes, 44 % seulement des cigares, 75 % de celui du tabac à rouler.
Beaucoup de médecins se montrent favorables à une politique nouvelle et forte en matière de fiscalité sur le tabac. La France, comme 174 autres pays, est d’ailleurs signataire de la Convention cadre pour la lutte anti tabac de l’OMS (Organisation mondiale de la santé) dont l’article 6 dispose que « les mesures financières et fiscales sont un moyen efficace et important de réduire la consommation de tabac ».
Les études sur l’élasticité des prix montrent que quand ils augmentent de 10 %, la diminution des ventes attendue est de 3 à 4 %. Les plus jeunes sont particulièrement sensibles : certains ne commencent pas à fumer, d’autres réduisent leur consommation.
En 2003 et 2004, le plan Cancer du président Chirac avait été marqué par une montée des prix spectaculaire (+39 %, en trois fois, sur un an). Depuis, seules des augmentations de 6 % (en août 2007, novembre 2009, novembre 2010, octobre 2011) sont intervenues. Une nouvelle hausse, toujours de 6 %, interviendra en septembre. Un rythme dicté par les industriels du tabac et qui leur convient parfaitement puisque cette progression est comparable au final à celle du coût de la vie.
Le Haut Conseil de la santé publique ne manque pas de le déplorer : « Les augmentations de prix proposées par les industriels du tabac apparaissent être la résultante de stratégies commerciales visant d’une part à ne pas désinciter les individus à consommer du tabac (compte tenu de l’inflation, les augmentations ne sont pas assez fortes pour cela), et d’autre part du fait de la spécificité des taxes sur le tabac, et leur partage entre part fixe et part proportionnelle, à faire basculer le consommateur vers des marques moins chères de cigarettes. »
En clair, les industriels n’appliquent pas de manière homogène la hausse des 6 %. Ils la répartissent en fonction de leurs intérêts commerciaux. Face à un public accro, des hausses modestes n’ont pas d’effet dissuasif. Entre 2000 et 2005 (période de forte augmentation), le pourcentage de fumeurs réguliers déclarés a baissé de 10 %. Entre 2005 et 2010, le pourcentage de fumeurs réguliers a augmenté de 8 % chez les hommes et de 15 % chez les femmes, même si le nombre de cigarettes allumées chaque jour par fumeur tend à diminuer.
« C’est une intox monumentale, et dangereuse. »
Le ministère du budget a donc beau jeu d’annoncer vouloir présenter, lors de la loi de finances initiale de 2013, une hausse des taxes pour les cigarettes les moins chères. Cependant, selon Catherine Hill du Service de biostatistique et d’épidémiologie de l’Institut Gustave Roussy, qui s’apprête à remettre à l’INCa (Institut national du Cancer) une étude sur « l’impact de l’augmentation des prix sur la consommation de tabac », le projet montre que « le ministre n’a rien compris ». Catherine Hill « pense même le plus grand mal » du mécanisme envisagé.
« C’est un scandale. Tout est fait dans ce système de taxation du tabac pour que personne ne puisse rien y comprendre. Mais clairement, si, comme le préconise le ministre du budget, on ne change pas la part globale des taxes, mais on modifie simplement leur structure par la hausse du poids de la part fixe, on va faire baisser automatiquement la taxe sur les produits les plus chers. C’est donc une excellente mesure pour Marlboro, qui va à la fois payer moins de taxes sur ses paquets et récupérer des acheteurs qui vu le resserrement des prix, vont racheter des Marlboros ». Pour Catherine Hill, « ce n’est pas un projet de santé publique. C’est un projet pour enrichir Philip Morris ». Selon la chercheuse, « c’est le taux global de la taxation qu’il faudrait augmenter. Le ministère s’est fait manipuler ».
À Bercy, on explique que ces pistes sont en discussion avec la Santé, et que les services des douanes tout comme l’IGAS continuent de travailler sur le sujet.
Mais Catherine Hill ne décolère pas non plus pour une autre raison. En effet, dans une interview aux Échos parue lundi, Jérôme Cahuzac, déclare que « toute hausse du prix du tabac favorise les produits de moindre qualité et les moins chers, dont on dit qu’ils sont les plus nocifs ». Pour l’épidémiologiste, ces propos sont inacceptables. « C’est monstrueux de dire que les produits chers sont de meilleurs produits. Les Marlboro et les Gauloises sont aussi toxiques : elles tuent la moitié de leurs consommateurs réguliers. C’est une intox monumentale, et dangereuse. »
Ce n’est pas tout. La fiscalité, même intelligemment réformée, ne peut constituer une politique de santé à elle toute seule. Des études ont montré que les fumeurs inhalent plus fortement leurs cigarettes après une augmentation des prix : ils aspirent plus intensément. Surtout, un certain nombre se détournent des cigarettes manufacturées pour se tourner vers le tabac à rouler voire les cigares-cigarillos.
Or le prix du tabac à rouler reste environ deux fois moins élevé que celui des cigarettes manufacturées. Et Jérôme Cahuzac ne semble pour l’instant pas décidé à augmenter la taxation sur le premier.
Combien, parce qu’ils ne parviennent pas à s’arrêter, renoncent à mieux s’alimenter ou se soigner ?
De façon plus générale, pour freiner une augmentation trop massive de la taxation, les industriels mettent en avant le fait que de plus en plus de Français iraient se fournir en cigarettes à l’étranger. A en croire Catherine Hill, ces chiffres seraient toutefois relativement stables sur les dix dernières années. Plusieurs travaux convergent sur le fait que les achats transfrontaliers représentent environ 15 % du marché national, soit une perte fiscale de 2 milliards d’euros par an. Les douanes évaluent la contrebande à environ 5 % du marché.
Le Haut Conseil de la Santé publique recommande donc une harmonisation de la fiscalité sur les produits du tabac en Europe ; seule une différence de prix en fonction de la richesse des pays pouvant subsister.
En attendant, ce sont les fumeurs les plus dépendants et les fumeurs les plus pauvres qui achètent du tabac étranger ou de contrebande, si l’on excepte les habitants transfrontaliers (voir l’enquête de l’OFDT à ce sujet). Une autre étude de l’OFDT, menée auprès d’un public précaire et fragile, montre que 15 % des étudiés se fournissent auprès du marché noir.
Dans ces conditions, comment prendre en compte les impératifs de santé publique sans accabler les plus pauvres ? Comment ne pas creuser les inégalités sociales de santé ? Ne faut-il pas s’offusquer d’un impôt régressif (dans les faits, plus on gagne d’argent, moins on paye cet impôt) ?
Car aussi paradoxal que cela puisse paraître, quand le prix du tabac augmente, ce ne sont pas les plus pauvres qui cessent de fumer, même si certaines études se révèlent contradictoires à ce sujet : les Australiens ne semblent pas réagir de la même façon que les Américains.
Ainsi, en France, entre 2000 et 2010, le nombre de fumeurs a largement reculé chez les cadres et professions intellectuelles supérieures (de 36 % à 27 %), alors qu’il restait quasiment stable chez les ouvriers en activité professionnelle (de 45 % à 43 %) et augmentait chez les chômeurs (de 44 % à 49 %)
Selon l’INPES, 15 % des fumeurs consacrent au tabac plus de 20 % de leurs revenus. Combien, parce qu’ils ne parviennent pas à s’arrêter, renoncent à mieux s’alimenter ou mieux se soigner ? Mystère.
Seulement, les pays comme le Canada ou la Suède qui ont cédé au lobbying des industriels du tabac et réduit leurs taxes ont vu à la fois leurs recettes fiscales baisser et le taux de fumeurs augmenter.
Si, à en croire le Centre international de Recherche contre le Cancer (CIRC), la fiscalité se révèle plus efficace que les autres instruments (campagnes, messages sanitaires, interdiction de fumer dans les lieux publics, etc.), la mesure n’est certainement pas suffisante. Le Haut Conseil de la Santé publique recommande de « redéfinir les stratégies de prévention », car il constate que si les fumeurs les plus pauvres « sont tout autant motivés à arrêter de fumer que les autres, ils sont plus souvent confrontés à l’échec ». Surtout, de nombreux médecins estiment que les dépenses liées à l’arrêt du tabac devraient intégralement être prises en charge par le système d’assurance maladie.
Source : www.mediapart.fr