Un an après les Indignés n’ont pas disparu, ils ont changé de tactique
Au cœur de Madrid, sur la place Puerta Del Sol qui avait vu naître le mouvement des Indignés le 15 mai 2011, des mineurs venus de tout le pays ont établi leur campement. En lutte depuis plusieurs mois contre la réduction des subventions gouvernementales aux mines du nord du pays, les mineurs avaient entamé une marche de 400 kilomètres. Les premiers sont arrivés dans la capitale espagnole dans la nuit du mardi 10 juillet, sous les vivats de la population madrilène. Ils sont ainsi venus rejoindre les Indignés qui avaient « pris la rue » depuis de nombreux mois, en Espagne d’abord, en Grèce, en Italie, en France ou en Belgique ensuite, avant d’essaimer jusque sur le continent américain.
Des mineurs, donc, mêlés aux pompiers, aux fonctionnaires et aux retraités, pour poursuivre la lutte entamée par les jeunes de la Puerta del Sol. Mais les enfants de mai 2011, ces jeunes horripilés par les coups de boutoir donnés à la faveur de la crise au modèle social européen, aux droits et libertés, sont-il encore mobilisés ? Vont-ils encore, les bras levés, à la rencontre des forces de l’ordre en les appelant à baisser leurs armes ?
Deux grandes journées de mobilisation, mais ensuite ?
Le mouvement a véritablement culminé le 15 octobre 2011, à la faveur de la première journée mondiale des Indignés. Des manifestations ont eu lieu ce jour-là dans plus de 900 villes à travers le monde. Bruxelles était d’ailleurs l’un des points focaux de cette vaste journée de mobilisation : les Indignés de l’Europe entière s’y étaient fixé rendez-vous pour défiler sous les fenêtres des institutions européennes. Il y eut encore une nouvelle journée de mobilisation le 12 mai, à l’approche du premier anniversaire du mouvement. Mais depuis ?
Longtemps le mode d’action privilégié des Indignés, en Espagne comme en Grèce ou encore aux Etats-Unis (avec le mouvement Occupy Wall Street) a été l’occupation de places publiques symboliques. « Toma la calle! » proclamait d’emblée Democracia Real Ya !. Puerta del Sol à Madrid, place Syntagma en Grèce, Wall Street à New York et aussi place Flagey à Bruxelles. Mais la résistance passive des occupants n’aura pas empêché les autorités de récupérer les lieux, finalement, et parfois par la force. Le mouvement s’est alors davantage décentralisé, tentant de s’enraciner plus localement et de se disséminer dans la société.
Et cela marche. Sporadiquement, des manifestations ou des actions ont lieu, un peu partout, au gré des événements ou des occasions. A Jerez par exemple, une centaine de manifestants s’en sont pris au siège local du Parti populaire du premier ministre Mariano Rajoy, dont le gouvernement vient d’adopter un plan d’économies drastiques susceptible de faire plonger l’Espagne en récession pour une à deux années supplémentaires.
Plus anecdotique, mais révélateur d’un état d’esprit « indigné » qui imprègne désormais toutes les couches de la population : à Berlin, dans le quartier de Pankow, 300 seniors squattent leur lieu de rencontre communautaire dans cette banlieue plutôt cossue. Motif de leur colère : ils n’acceptent pas que les activités qui les relient et les maintiennent en forme soient déplacées parce que la mairie entend profiter de l’excellente situation des lieux pour réaliser une bonne affaire. Dans le livre d’or des « occupants » de la villa Kunterbunt, un visiteur a écrit ces lignes du poète allemand Erich Fried: « Quand une multitude de petites gens dans une multitude de petits lieux changent une multitude de petites choses, ils peuvent changer la face du monde. »
Gonfler les rang altermondialistes
Le mouvement des Indignés rejoint aussi, par sa structure et par ses objectifs, les courants déjà bien enracinés de l’altermondialisme et de la critique radicale du capitalisme. Ainsi, les agendas des Indignés renseignent des activités déjà rôdées depuis plusieurs années, comme le NoBorder camp, en Allemagne, où se réunit comme chaque année la constellation des organisations antiracistes et des mouvements opposés aux politiques de restriction de l’exil et de l’immigration. Il renseigne également l’Alter-Village de Attac, l’organisation pionnière de l’altermondialisme, qui en est à sa cinquième édition.
Le mouvement reste bien sûr mobilisé sur les plans d’économie imposés dans les pays touchés de plein fouet par la crise de la dette. Ainsi en Espagne, les mesures d’austérité du gouvernement Rajoy cristallisent à nouveau les actions : des manifestations contre « la sauvagerie sociale » sont prévues un peu partout et même à Bruxelles où les expatriés espagnols sont conviés à manifester le 19 juillet. Et dans les mêmes heures, d’autres colonnes de mineurs en grève ont prévu de rallier Madrid, après celle du 10 juillet. L’été madrilène sera chaud.
Se garder du poison populiste
En Grèce, les grandes manifestations et l’occupation de la place Syntagma ont cessé au milieu de l’été 2011. Le mouvement des Indignés s’est là aussi disséminé dans le tissu social : permanences juridiques, soupes populaires, aide médicale gratuite aux gens qui n’ont plus les moyens de payer leurs soins… L’entraide passe également par des réseaux d’échange de services et la mise sur pied de circuits économiques alternatifs, à l’image du désormais emblématique « mouvement des patates », qui avait vu les producteurs grecs de pommes de terre venir vendre leur production en direct et à bas prix aux manifestants de Syntagma.
Pour la journaliste grecque Ira Sinigala, le souvenir de l’occupation de la place Syntagma est vif. Il ne s’est pas éteint, pense-t-elle. « Il y a en permanence des appels à de nouvelles mobilisations et actions. Ce volcan va se réveiller un jour, c’est certain, mais sous une nouvelle forme« . Elle n’élude pourtant pas les dangers. « L’un des plus importants aujourd’hui, c’est Aube dorée, ce mouvement d’extrême droite qui puise dans les idées de Syntagma mais leur donne un contenu xénophobe, réactionnaire et souverainiste« , explique-t-elle.
Car si les élections législatives à répétition au printemps 2012 n’ont pas été propices aux manifestations de masse, les revendications des Indignés grecs ont irrigué la campagne électorale. Qu’une partie de la population, désorientée par les ravages de l’austérité, ait été portée à voter pour l’extrême-droite nazie est une réalité. Elle n’occulte toutefois pas le succès du parti de la gauche radicale Syriza qui, avec près de 27% des suffrages en juin, devance de très loin le parti socialiste historique, le Pasok.
« Occupy »: le mouvement gagne le continent américain
Aux Etats-Unis, le mouvement Occupy Wall Street a tenu le haut du pavé pendant plusieurs mois, ne cédant le terrain à New York et dans d’autres grandes villes américaines qu’après des évacuations parfois musclées de la police. Se présentant comme le mouvement des 99% (de la population, dominée par 1% des plus riches), les « Occupy » ne font plus la Une. Mais des initiatives subsistent, ci et là : ainsi ce camp d’été pour les enfants organisé dans une école désaffectée de Brooklyn. Il n’a pas encore beaucoup de succès mais ses organisateurs, inspirés par les Freedom Schools de l’époque du mouvement des droits civiques, espèrent accueillir davantage de jeunes pousses militantes d’ici la fin des vacances d’été.
En Californie, des activistes d’Occupy battent le pavé devant Bohemian Grove, le lieu un peu mythique d’une réunion d’été des puissants du monde, en Californie, où les « 1% » sont supposés conclure de nouveaux marchés et asseoir leur pouvoir sur le dos des « 99% »…
Les voisins québécois ont eu aussi connu leur mouvement d’indignation: le « printemps érable », né dans la contestation d’une hausse des frais de scolarité, a réussi à rassembler bien au-delà des cercles étudiants. Armée de casseroles, c’est une grande partie de la population des grandes villes qui a accompagné le mouvement en dénonçant, par delà la question spécifique des frais d’étude, les restrictions au droit de manifester et la mauvaise gestion de la crise par les autorités.
Les réseaux sociaux sous contrôle ?
Mais aux Etats-Unis, le débat autour des Indignés risque de rebondir sur un autre terrain : celui de la liberté d’expression sur les réseaux sociaux.
Une des caractéristiques principales du mouvement a justement été sa « viralité », sa capacité à répandre mot d’ordres et rendez-vous sur les réseaux sociaux et à utiliser toutes les ressources de la toile pour favoriser les débats, le partage d’informations et même la participation aux délibérations sur l’organisation du mouvement. En somme, en lutte contre l’hyper-marchandisation de la société, les Indignés n’en sont pas moins ultra-modernes dans leur fonctionnement. Il va sans dire que la liberté d’expression et le non-contrôle de l’internet sont pour eux des valeurs cardinales.
Or, un juge new yorkais a ordonné à Twitter de lui transmettre tous les tweets envoyés par un activiste du mouvement Occupy Wall Street, Malcolm Harris, suite à l’envahissement du pont de Brooklyn le 1er octobre dernier. « Ce que vous donnez au public, appartient au public. Les réflexions que vous gardez pour vous-même, n’appartiennent qu’à vous. Envoyer un tweet, c’est comme crier par la fenêtre« , estime ce juge dans sa motivation. Même si Twitter dit vouloir préserver les droits de ses utilisateurs, l’affaire inquiète, car elle pourrait faire jurisprudence et permettre aux autorités de contrôler davantage l’action militante.
Une tendance que l’on retrouve de ce côté-ci de l’Atlantique aussi, et qui traduit finalement l’inquiétude des autorités face à un mouvement qui s’encombre assez peu des « règles du jeu ». Preuve sans doute que si le mouvement n’a pas cessé d’exister et que s’il est devenu moins spectaculaire, il n’a pas pour autant abandonné la scène.