Vers un état d’exception ordinaire ?

Il faut mettre en question très sérieusement la décision de déclencher l’état d’urgence dans la foulée des attaques du 13 novembre. Il faut débattre aussi âprement de la loi précisément votée sans débat qui prolonge cet état d’exception et en profite pour assouplir très nettement le régime des assignations à résidence et des perquisitions administratives. Par Karine Parrot, professeure de droit.

Il faut mettre en question très sérieusement la décision de déclencher l’état d’urgence dans la foulée des attaques du 13 novembre. Il faut débattre aussi âprement de la loi précisément votée sans débat qui prolonge cet état d’exception et en profite pour assouplir très nettement le régime des assignations à résidence et des perquisitions administratives.

Mais la cadence des décisions graves prises par le pouvoir exécutif oblige aussi à écrire, à contester, les yeux tournés vers l’avenir proche : la réforme constitutionnelle dont le texte a déjà été transmis au Conseil d’Etat pour avis (consultatif). On se concentrera ici sur la disposition relative à l’état d’urgence bien que celle sur la déchéance de nationalité soit également alarmante.

D’abord, avec le nouveau régime de l’état d’urgence – issu de la loi du 20 novembre 2015 – les assignations à résidence et les perquisitions administratives peuvent être prononcées à titre préventif, c’est-à-dire sans qu’aucun élément matériel tangible ne soit nécessaire pour étayer l’existence même d’une simple « menace » à l’ordre public. Or, ces mesures extrêmement intrusives et attentatoires à la liberté peuvent être prononcées par le Ministre de l’intérieur et/ou un Préfet, décidant seuls. Aucune décision judiciaire n’intervient en amont de la mesure et, en aval, le contrôle éventuel de ces mesures risque d’être définitivement transféré au juge administratif par la réforme constitutionnelle. Pourtant, le juge administratif n’est pas l’équivalent du juge judiciaire auquel la constitution confiait jusqu’à présent le rôle de « gardien de la liberté individuelle ». Les juges administratifs qui vont décider de l’objet et l’intensité du contrôle, les conseillers d’État, sont pour un tiers directement nommés par le gouvernement et pour le reste issus des rangs de l’Ecole Nationale de l’Administration. Ces juges sont de hauts fonctionnaires dont l’indépendance vis-à-vis du pouvoir « repose sur la coutume », ce qui en dit long sur la nature des relations de proximité et de confiance réciproques entretenues avec le personnel politique. Il ne s’agit aucunement de présenter les juges judiciaires comme des agents véritablement indépendants défenseurs invétérés de la liberté individuelle mais de souligner que les deux corps de juges n’ont pas exactement le même degré de familiarité avec le sommet de l’Etat.

Ainsi, exclure le juge judiciaire au profit du juge administratif pour contrôler les mesures individuelles adoptées pendant l’état d’urgence, c’est réduire une nouvelle fois en quelques semaines l’effectivité déjà minime des contre-pouvoirs opposables à l’exécutif.

Autre aspect redoutable – mais sans doute plus visible – de la réforme à venir, la zone d’urgence tampon qui succédera à l’état d’urgence officiel lorsque les raisons de son instauration auront disparu mais que « demeurera un risque d’acte de terrorisme ». Pendant cette période-balai, dont la durée serait limitée à six mois, les mesures adoptées pendant l’état d’urgence officiel – assignation à résidence, interdiction de manifester…– pourront être maintenues par le pouvoir exécutif, (dénommé pour la circonstance « autorités civiles », par opposition aux autorités militaires, bigre !). Plus grave encore, durant cette période, la loi pourrait autoriser lesdites « autorités civiles » à édicter des mesures générales pour prévenir le risque terroriste, « notamment la réglementation de la circulation des personnes et des véhicules, la fermeture provisoire des salles de spectacles, des débits de boisson et des lieux de réunion, l’interdiction de certaines réunions », lit-on dans l’exposé des motifs de la réforme constitutionnelle. Autrement dit, une fois l’état d’urgence levé, la loi pourrait le prolonger sans le dire et pourquoi pas, à l’occasion, autoriser de nouveaux types de mesure préventive ?

Rien de tout cela n’a véritablement à voir avec la lutte anti-terroriste. Nos dirigeants sont tout simplement en train d’installer les rouages juridiques d’un état d’exception permanent et ordinaire. Mais ce nouvel épisode est aussi, il faut l’espérer, une nouvelle étape dans la conscience collective révolutionnaire.

 

 

Karine Parrot, professeure de droit, Université de Cergy-Pontoise

 

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