Comprendre, se comprendre : Les prisons du cœur par Marie Lise Labonté

Notre cœur peut être entouré de prisons, piliers de l’amour blessant. Ces prisons édifient leurs murs autour de lui s’il est meurtri. Elles sont des protections inconscientes qui nous empêchent de ressentir ce qui nous a blessés, et elles entravent en même temps notre élan d’amour spontané. Sur elles, petit à petit, va s’édifier un amour conflictuel avec les autres et avec soi-même. Ces prisons s’appellent la colère non justifiée, la haine, le ressentiment, la culpabilité et la pitié. Ces prisons ne sont pas des émotions telles que la colère et la tristesse, non, elles sont des états semi-conscients ou inconscients qui entretiennent l’amour en le nourrissant de haine et en font un amour caractériel. Explorons ces prisons du cœur avant d’entrer plus en profondeur dans la découverte de l’amour caractériel.

Colère, haine, ressentiment, culpabilité, pitié

L’émotion est physique, elle correspond à une décharge d’énergie hormonale déversée dans notre sang. L’émotion est vie, et elle circule, elle est mouvement. Elle est soit une réponse spontanée à un évènement ou à une personne, soit une expression conditionnée par nos croyances. Par exemple, je me sens triste parce que je crois que personne ne m’aime. L’émotion provient du cerveau limbique et, dans son aspect le plus primitif, elle est le signal qu’un besoin fondamental n’est pas satisfait.

Le nourrisson pleure parce qu’il a faim, ou il se met en colère parce qu’on l’enlève des bras de sa mère. Une émotion peut aussi être héritée de la famille: nous portons par exemple la tristesse de notre mère, ou sa colère, ou encore sa frustration face à la vie et à l’amour. C’est ainsi qu’il nous arrive de vivre avec des émotions qui ne nous appartiennent pas. Une émotion peut naître d’un désir d’imiter nos parents dans leurs gestes, leurs pensées, leurs façons de voir le monde. Joseph, cinq ans, piquait souvent de vraies colères. À l’école, on lui posa la question: « Joseph, pourquoi te mets-tu ainsi en colère? » À quoi il répondit: « C’est comme papa. » Joseph imitait son père irascible.

Ce qu’il est important de comprendre face aux émotions, c’est qu’elles sont de l’énergie en mouvement et qu’elles passent. Lorsque le tout-petit fait durer son émotion, c’est qu’il a compris qu’il pouvait se figer en elle de façon soit à attirer l’attention sur lui, soit à faire en sorte que son besoin soit reconnu. L’individu, se fixant ainsi dans une certaine émotion, peut en arriver à se construire une carapace émotionnelle. Cette fixation, qui devient rapidement inconsciente, aboutit à la construction psychique d’un état émotionnel permanent. Ce dernier est le signal que quelque chose s’est durci en nous avec le temps.

La colère

La colère, dans son expression pure, est un élan vital sain au moyen duquel nous tentons de sortir d’un état jugé intolérable par notre personnalité consciente. En nous mettant en colère, nous disons à notre entourage que ce que nous vivons est intolérable. La colère pure peut également surgir quand les limites de son territoire vital sont menacées. Elle sert alors à les rétablir. La colère peut aussi s’apparenter à un réflexe de défense et de survie face à une trop grande souffrance. Ce qui est malsain dans la colère, ce n’est pas l’émotion de colère elle-même, mais ce que nous en faisons.

Nous pouvons refouler notre colère parce qu’elle nous fait peur ou parce que notre milieu familial n’accepte pas que nous nous mettions en colère. Nous pouvons aussi nier notre colère parce qu’elle défait l’image du bon garçon ou de la bonne fille que nous souhaitons donner. Nous pouvons également vivre notre colère, non pas pour nous-mêmes, mais en la projetant sur les autres. Dès que nous sentons la colère jaillir, nous l’exprimons sans avoir pris la peine de réfléchir, prenant pour cible les personnes qui nous entourent alors que celles-ci ne sont pas concernées. Nous pouvons aussi prendre l’habitude de vivre en colère au quotidien, comme si cet état relevait d’un bon vieux conditionnement familial et était naturel: « Chez nous, tout le monde était toujours en colère pour tout ou pour rien! », entend-on dire parfois. Qu’elle soit refoulée, niée, projetée ou conditionnée, la répétition de la colère produit une fixation chronique qui mène à l’induration, qui va à son tour conduire à la haine.

La colère non justifiée ou caractérielle

Il existe différents types de colère indurée. La colère triste en est une. Prenons l’exemple de Lucie qui, chaque fois qu’elle se sentait gagnée par la tristesse, se mettait en colère. Lucie ne sentait plus sa tristesse. Un autre type de colère indurée est la colère coupable: Antoine refusait de ressentir le sentiment de culpabilité qui l’habitait depuis la mort de son petit frère; chaque fois que venait en lui la pensée qu’il était coupable, il se mettait en colère. Sa colère lui évitait de ressentir sa culpabilité. La colère caractérielle, qui fait l’objet de ce chapitre, est une colère répétitive et non justifiée, dirigée contre quelqu’un de l’entourage qui ne la comprend pas, précisément parce qu’elle n’est pas justifiée. Elle est malheureusement tout aussi incompréhensible pour la personne qui la vit. Elle surgit sous la forme d’une pulsion irrésistible et confuse, sans raison apparente. Cette forme de colère sème l’étonnement et la confusion, parfois même l’effroi. Elle peut aussi être destructrice. Elle instaure un territoire d’agressivité et de conflit. Elle est une réaction de défense mais contre quoi? Car il n’y a pas eu d’attaque. C’est pourquoi on la qualifie de non justifiée.

La colère est une énergie émotionnelle qui fait mal si elle est dirigée contre un être humain. Lorsqu’une personne se met en colère sans raison contre son entourage, elle sème une énergie malsaine. Le réflexe premier de l’interlocuteur, devant une telle attitude, est de fuir ou d’attaquer. Ces réactions sont des défenses instinctives. Il arrive toutefois que certaines personnes réagissent différemment et se soumettent à la colère. La soumission est une absence de réaction de défense. Et elle est fort révélatrice au sens où elle nous informe que nous nous sommes « suradaptés » à une agression répétée. Malheureusement, la soumission nous rend victimes de notre agresseur. Prenons l’exemple de Martine qui est née d’une mère caractérielle.

Martine vivait seule avec sa mère qui faisait souvent des crises de colère non justifiée. Son père avait quitté très tôt le foyer conjugal. Tentant de fuir ses propres réactions caractérielles, la mère de Martine prenait de la cocaïne, ce qui ne faisait qu’amplifier ses crises. Dans ces moments-là, elle battait souvent Martine.

Si elle avait été plus grande, Martine aurait pu fuir sa mère ou l’attaquer en retour, mais comme elle n’avait que cinq ans, elle ne pouvait que se soumettre. Ainsi dEvint-elle la victime de sa mère. Quiconque se soumet ainsi à une colère, le fait instinctivement car il a peur du danger. En se soumettant, il prend cependant sur lui la décharge d’adrénaline de l’autre et la sienne. La soumission semble passive de l’extérieur mais intérieurement, elle est très active, elle est une réaction à des peurs multiples: peur d’agir, peur de fuir, peur d’être de nouveau attaqué, et finalement peur de ne pas être assez fort pour se défendre et d’en mourir. Ce cumul de peurs se traduit dans le corps par une décharge d’adrénaline. Le cerveau ancien envoie cette hormone dans le sang, ce qui permet au corps et à tout le système musculaire de réagir. Quand il y a soumission, au contraire, l’adrénaline, au lieu de servir à la fuite ou à l’attaque, est stockée dans les muscles et, à la longue, intoxique le corps et la psyché. Qui plus est, entre le cerveau animal de celui qui se soumet et le cerveau animal de celui qui agresse s’établit un code: « Je me soumets, je te reconnais plus fort, je te cède mon pouvoir. » La hiérarchie s’est installée: désormais, il y a un agresseur et un agressé.

Lorsqu’une colère peut être justifiée, expliquée et comprise, il n’y a ni agresseur ni agressé, les choses reprennent leur place dans la compréhension. Martine, au contraire, comme bien d’autres enfants et adultes, était l’objet d’une colère injustifiée; elle était donc perturbée, blessée et plongée dans la confusion. Lorsqu’un adulte est l’objet d’une telle colère, il se questionne, à juste titre: « Qu’ai-je fait de mal pour être la cible d’une telle colère? Ai-je blessé involontairement l’autre? », se demandet-il. Ce même adulte peut parler et questionner afin de tenter de comprendre le geste de colère de l’autre. Et il est capable de discernement. Mais qu’en est-il d’un enfant comme Martine? Ne court-il pas un danger réel quant à sa vie affective? L’enfant n’est pas toujours en âge et en mesure de discerner et de comprendre l’autre. Pour cette raison, il se bâtit des croyances. Martine, par exemple, était convaincue d’être une enfant méchante, coupable de quelque chose de grave et devant être punie. Ces idées qu’elle s’était faites sur elle-même lui permettaient de justifier la colère de sa mère. Lorsque l’on demandait à Martine ce qu’elle avait fait de mal, elle répondait qu’elle ne le savait pas mais qu’elle était sûre que c’était très grave pour que sa mère lui en veuille ainsi. Les conclusions que Martine avaient tirées sur elle-même étaient dangereuses pour son équilibre et pour son développement affectif. Un parent averti et conscient peut vite rétablir les choses après une colère injustifiée; il peut expliquer à l’enfant les raisons de sa colère, s’excuser et recadrer l’enfant dans son univers affectif. Un parent non averti, ou un parent dont la personnalité est caractérielle, laisse son enfant avec des questions sans réponse, sans lui offrir de cadre de soutien pour comprendre le pourquoi du déferlement de sa colère. Pour cette raison, l’enfant devient confus et incertain quant à sa compréhension des choses et à sa relation avec le parent.

À la longue, la colère répétitive et non justifiée blesse le corps, le cœur et l’âme de celui qui la subit comme de celui qui l’éprouve. La mère de Martine regrettait ses gestes violents et ses colères démesurées qui ont perduré même après une cure de désintoxication. Elle-même ne savait pas pourquoi elle projetait ainsi sa colère sur sa fille. En fait, la colère de la mère de Martine comme la colère de tous ceux qui se comportent comme elle, a des raisons que seul l’inconscient connaît, car elle relève de ce qui a été refoulé dans le passé. La colère non justifiée cache en général une très grande souffrance. La plupart du temps, elle est une défense interne face à un amour fondé sur la maltraitance comme nous le verrons dans le prochain chapitre.

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Extraits de son livre Parlez-moi d’amour vrai, p. 135 à 145
Les Édition de l’Homme, 2007