Le sauvage : entre subversion et conservation

Une histoire des écologies (comme) alternatives

Pour déceler dans quelles interstices se développe l’éco-alternative, il est fondamental de considérer les évolutions tonitruantes des regards scientifique et politique qui ont modelé et mis en perspective critique le rapport de nos sociétés à la nature.

Comment s’est donc formé le concept rationnel d’écologie dans le contexte de l’industrialisation et de la modernité, et comment celui-ci s’est-il complexifié pour remettre aujourd’hui en question les conceptions des sciences et des politiques elles-mêmes ?

  Romantisme subversif

Dès les prémices de la modernité, on voit apparaître des visions « alternatives » à l’idéologie moderniste. [1]

Au 19ème siècle, on peut dire que la configuration du « monde moderne » tel qu’il évoluera pendant deux siècles est en place, ou au moins en marche. C’est alors qu’apparaît le romantisme littéraire et artistique qui s’est développé plus ou moins indépendamment dans de nombreux pays occidentaux. Ce style s’inscrit en opposition au classicisme en rejetant ses principes esthétiques et philosophiques : à la raison, il préfère l’émotion, à l’harmonie des structures de pensée, l’intensité des sentiments.

  Thoreau, un pionnier de l’écologie

Parmi les personnages du romantisme ayant marqué l’histoire de l’écologie, celui qui a le plus inspiré est Thoreau, écrivain naturaliste américain à l’Est à l’époque des pionniers de la conquête de l’Ouest.

Face au matérialisme des pionniers qui prône l’exploitation des ressources et des esclaves, Thoreau va s’opposer à l’esclavage en refusant notamment de payer ses impôts et préconiser un rapprochement avec la nature.

Thoreau ne se situe donc pas dans le seul champ théorique de la philosophie, mais il met au coeur de sa démarche l’action individuelle. En cela, il n’est pas à considérer dans sa seule dimension romantique mais aussi dans le pragmatisme qu’il met en oeuvre pour faire sa propre expérience de ce qu’il croit juste.

Dans « la Désobéissance civile », il défend un principe qui inspirera entre autres M. Luther King, Gandhi, Lanza del Vasto et qui deviendra un mode d’action politique généralisé au 20ème siècle (grève de la faim, objecteurs de conscience, squats, faucheurs d’OGM…) : l’individu se situe au plus haut niveau de l’Etat, c’est de son application des règles que la validité de celles-ci découlent ; la désobéissance constitue donc un moyen de faire connaître son désaccord avec une loi.

Thoreau met dans cette analyse l’individu au centre de l’action politique (à l’époque plus philosophique) en plaçant la conscience individuelle au dessus de la conscience collective.

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Cabane Thoreau

Cette manière de placer l’action individuelle, quotidienne au coeur de la réflexion philosophique, l’amènera à vivre une expérience exceptionnelle qui lui fera rédiger son principal chef d’oeuvre : le 4 juillet 1845, Thoreau décide de vivre pendant deux ans dans une cabane, au fond des bois, seul, dans des conditions volontairement précaires qui le font entrer en contact intime avec la nature qui l’entoure.
Il y rédige « Walden, ou la vie dans les bois », sorte de carnet de bord dans lequel il réfléchit sur son rapport avec la nature, dans une démarche teintée de rousseauisme.

Comme pour Rousseau, s’isoler dans la nature a pour Thoreau une vertu de purification sociale, spirituelle et philosophique. Mais à la différence de Rousseau, cet isolement n’est pas considéré comme un ressourcement au service d’un idéal humaniste.

En devenant « sauvage », il se désocialise, dépasse sa propre domestication. Il entre ainsi en contact avec une nature perdue de l’homme, celle de ses origines. Cette vision dénote un panthéisme qu’il tire notamment de son affinité avec le mouvement transcendantaliste. Dieu se trouve dans la nature, et chaque individu peut appréhender le sacré indépendamment des institutions religieuses en nouant un contact particulier avec la nature.

Au-delà de la désocialisation, de l’autonomie de la conscience, l’homme peut, par la contemplation d’un paysage sauvage, développer une conscience de la nature et de sa place dans celle-ci. L’exploration du sauvage correspond donc à une exploration intérieure de sa propre conscience, mais aussi à celle de toute l’humanité. La disparition du sauvage, c’est la condamnation de l’homme à son monde artificiel, l’impossibilité d’accéder à une conscience planétaire.

  Politiques de conservation

La pensée de Thoreau a profondément influencé les mouvements de retour à la nature, autant par sa démarche philosophique que spirituelle. Mais l’on ne peut voir la démarche de Thoreau comme « alternative » avant l’heure en omettant de décrire l’évolution parallèle qu’a suivie la conception de la « wilderness » (=du sauvage).

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Citation Thoreau

Celle-ci est devenue constitutive du mythe américain et a guidé les politiques de gestion modernes de la nature. Alors que l’exploitation des ressources naturelles connaît une dynamique exponentielle en Amérique, la nature sauvage, mythifiée, risque de disparaître. John Muir défend l’idée de préserver des espaces sauvages de l’exploitation humaine, de sauvegarder les monuments naturels comme l’on a conservé les cathédrales.

La wilderness représente un état idéal de nature figée, reglée, à l’harmonie parfaite. L’on doit donc conserver la nature dans cet état sauvage, à l’abri de l’action destructrice de l’homme. Ce mouvement lié à l’industrialisation et à la séparation nette entre nature et société est en France celui de la patrimonialisation.

Celle-ci débute vers la fin du 19ème siècle par la restauration des montagnes. On exproprie des communes entières pour créer des zones de nature protégée. Cette volonté politique correspond à une aspiration sociale émergente : la nature fait alors l’objet d’une esthétisation, d’une artialisation, par l’élite bourgeoise, qui vient contempler les paysages de nature comme des paysages de peinture.

Réduit à leur fonction esthétique, l’on encadre les monuments naturels et on les protège de toute action de l’homme. On fige ainsi des images de nature idéale, on crée des « musées verts » où l’on visite des fragments de cette nature perdue. De la nature, on construit des sanctuaires, des structures figées et isolées de la vie sociale.

On croit ainsi avoir maîtrisé définitivement la nature, certains même pensent sa fin. Mais c’est cette croyance en une rationalisation absolue qui a mené l’homme à perdre à la fois la profondeur et la complexité de son rapport avec la nature, et d’en oublier du même coup sa place dans celle-ci.

C. Larrère dénonce dans « Philosophies de l’environnement » (1997) ces politiques de préservation de la nature en les qualifiant d’ »impérialisme vert » qui a conduit les occidentaux à négliger la place de l’homme au sein de la nature et à mettre en place au niveau mondial un protectionnisme quasi-autoritaire en asservissant des cultures et des natures diverses à un modèle unique.

J.B. Callicot, lui aussi, réfute dans « La nature est morte vive la nature », paru en 1993, la conception d’une wilderness idéale à conserver en l’état.
Selon lui, il convient pourtant de faire vivre cette wilderness, non pas dans des espaces protégés de l’homme mais, au contraire, là où l’action de l’homme est bénéfique et participe aux dynamiques naturelles. Cela doit se faire en conservant la présence des populations autochtones qui sont souvent respectueuses de l’équilibre écologique du faite de leur dépendance du renouvellement des ressources ; et en réinvestissant nous-même ces espaces sauvages, en apportant et en adaptant nos diverses cultures à ces diverses natures.

Notes

[1] La figure emblématique du romantisme français est sans aucun doute J.J. Rousseau, même s’il n’en a été qu’un précurseur. Sa position est intéressante puisqu’il est à la fois philosophe des Lumières, porteur d’un certain message révolutionnaire, mais dans le même temps, sa marginalité au sein des humanistes en fait l’un des critiques les plus ardents, notamment dans ses conceptions de la nature et du progrès.

La dualité de l’origine philosophique de Rousseau implique donc une autre dualité dans sa destination, entre philosophie politique et romantisme. C’est seulement un siècle plus tard que le romantisme sera érigé en courant artistique, littéraire et philosophique. Entre temps, la Révolution Française et la création des Etats-Unis marquent définitivement et profondément les pensées occidentales.

Note de Passerelle Eco : la permaculture préconise d’expliciter des zones de proximité avec le centre de vie d’un écolieu. Tandis que la zone 0 correspond au lieu de vie quotidien avec le maximum de présence humaine, la zone 5 correspond à des territoires absolument vierges de cette présence humaine, laissés à la vie de tous les « non-humains » tant animaux que végétaux.

http://www.passerelleco.info/article.php?id_article=774