Le PDG de Bull se plante un couteau dans le dos

Merci à LESPHERES pour l’info.

Philippe Vannier, le PDG de Bull, aimerait bien faire oublier qu’il a conçu, à la demande d’un terroriste, employé par un dictateur, un système de « surveillance massive » de l’Internet capable d’intercepter tous les emails, requêtes Google, sites web consultés, fichiers échangés, chats, etc., « à l’échelle d’une Nation » (Voir Au pays de Candy, enquête sur les marchands d’armes de surveillance numérique, le livre que j’ai consacré à cette affaire).

Bull se défausse aujourd’hui, expliquant d’une part que le contrat passé avec le dictateur en question (Kadhafi) datait de 2007 -alors que Bull n’a racheté Amesys, l’entreprise qui a créé ce système Eagle de surveillance du Net, qu’en 2010-, avançant d’autre part que Bull a depuis revendu Eagle à une autre entreprise… tout en refusant de révéler son nom.

La photo qui suit, qu’avait évoquée le Canard Enchaîné la semaine passée et que je publie aujourd’hui, révèle a contrario que Bull/Amesys, mais aussi, et surtout, son PDG, sont pieds & poings liés avec l’entreprise qui a racheté ce système Eagle :

La boîte aux lettres d'Elexo, Artware, I2E, Ipricot &... Nexa Technologies

Elexo, Artware, I2E & Ipricot sont les quatre entreprises spécialisées dans l’informatique et la guerre électronique que Philippe Vannier et ses associés, réunis au sein d’une holding, Crescendo Industries, avaient rachetées en 2004.

 

Philippe Vannier

Philippe Vannier

En 2006, Ziad Takieddine, cornaqué par Claude Guéant, invita Philippe Vannier à rencontrer Abdallah Senoussi, beau-frère par alliance de Kadhafi, et chef des services de renseignement militaires libyens, dans le cadre du rapprochement, voulu par Nicolas Sarkozy, de la France et de la Libye.

 

Une rencontre quelque peu incongrue : Senoussi avait en effet été condamné à la prison à perpétuité par la justice française, en 1999, par contumace, pour son rôle dans l’attentat du DC-10 d’UTA -qui avait coûté la vie à 170 passagers-, le pire des attentats terroristes que la France ait jamais connu…

Profitant de la réhabilitation de la Libye par Nicolas Sarkozy, le beauf’ de Kadhafi cherchait alors un prestataire susceptible de l’aider à espionner l’intégralité de ce qui ce passait sur l’Internet libyen. Philippe Vannier fut tellement content de pouvoir répondre favorablement à ses désidératas qu’I2E reversa, comme le révéla Mediapart, pas moins de 4,5 M€ de rétro-commissions à Takieddine.

Et c’est en (bonne) partie en raison des perspectives mirobolantes du système de surveillance de l’Internet Eagle, conçu par Philippe Vannier pour Senoussi, que Bull se décida, en 2010, à racheter Amesys, la société créée en 2007 par Vannier & ses associés de Crescendo Industries pour chapeauter Elexo, Artware, I2E & Ipricot.

Un rachat qui ne laisse pas d’étonner : Bull, l’un des mastodontes de l’informatique made in France, fort de près de 10 000 salariés, a en effet, sinon vendu son âme, en tout cas offert rien moins que 20% de son capital à Crescendo Industries, permettant à cette entreprise de moins de 1000 employés de devenir l’actionnaire majoritaire de Bull, et donc à Philippe Vannier d’en virer le PDG, pour prendre sa place, et donc prendre le contrôle de l’un des fleurons de l’industrie informatique française…

Bull externalise… en interne

Robin Carcan, journaliste au MiroirSocial.com, a révélé la semaine passée que « les conditions dans lesquelles le groupe informatique français s’est défait de son logiciel de surveillance massive d’Internet Eagle ne laissent pas d’intriguer« .

Et pour cause : le racheteur, Nexa Technologies, a été créé en avril 2012, un mois après que Bull n’ait annoncé avoir « signé un accord d’exclusivité pour négocier la cession des activités de sa filiale Amesys relatives au logiciel Eagle« , une semaine tout juste avant la diffusion, sur Canal+, d’un documentaire, Traqués, donnant la parole à plusieurs Libyens identifiés, puis torturés, grâce au système Eagle, et à la veille de la publication d’ « Au pays de Candy« , le livre que j’ai consacré à ce scandale d’Etat.

 

Stéphane Salies

Stéphane Salies

Philippe Vannier connaît par ailleurs très bien Stéphane Saliès, le PDG de Nexa, la société qui a racheté Eagle. Saliès est en effet celui que Vannier chargea de concevoir, et de commercialiser, le système Eagle de surveillance de l’Internet, d’abord au sein d’I2E, puis d’Amesys, puis de Bull, que Saliès a officiellement quitté l’an passé, alors même que l’entité qu’il avait été chargé de présider était présentée l’an passé par Bull comme « une nouvelle étape » susceptible d’ « accélérer son développement »…

 

Stéphane Salies, ex-Vice-Président en charge de la Business Line Systèmes critiques et Sécurité de Bull/Amesys, et maître d'oeuvre d'Eagle

Stéphane Salies, ex-Vice-Président en charge de la Business Line Systèmes critiques et Sécurité de Bull/Amesys, et maître d’oeuvre d’Eagle

Bull/Amesys n’en a pas moins continuer à l’héberger, comme l’atteste la photographie de la boîte aux lettres d’Amesys/Nexa, et qui, comme le démontre ses méta-données exif, date d’octobre 2012, alors que la vente n’a été officialisée que le 22 novembre.

D’où vient l’argent ?

Lors de sa création, Nexa se targuait d’un capital de 5000 euros. En septembre 2012, son capital social était porté à 1 million d’euros. La provenance de ces fonds, comme l’a révélé MiroirSocial.com, viendrait d’une société civile, Allegretto Asset Management, créée en 2008 par Stéphane Saliès et Olivier Bohbot, qui se trouve, accessoirement, n’être autre que l’actuel vice-président International et Défense pour les solutions de sécurité chez… Bull.

Saliès, Bohbot et Vannier ont un autre point en commun : ils font tous trois partie des cinq salariés et membres du directoire de Crescendo Industries, la société qui, profitant du rachat d’Amesys, a pris le contrôle de Bull.

En novembre 2012, Saliès rachetait le « fonds de commerce » d’Eagle pour 4 millions d’euros. Un prix d’ami, quand on sait qu’Eagle avait été vendu plus de 8 millions d’euros à Kadhafi, et que Bull avait déclaré, l’an passé, qu’Eagle ne représentait que 0,5% de son chiffre d’affaires, soit 6 millions d’euros.

Cinq internautes libyens, victimes de tortures sous Kadhafi, viennent de porter plainte contre Amesys, la société française qui avait conçu le système Eagle de « surveillance massive » de l’Internet.

Dans la foulée la cour d’appel de Paris vient de son côté d’ordonner la poursuite de l’enquête ouverte suite à la plainte de deux ONG qui accusent Amesys de « complicité de torture« .

On aurait tort, pour autant, de fustiger Bull & Amesys, et tous leurs salariés : les Libyens n’ont pas été identifiés, puis torturés, « grâce à » Bull ou Amesys, mais grâce à un système créé par I2E, puis commercialisé par Amesys qui, depuis, a pris le contrôle de Bull… et alors même que quelques dizaines seulement des 900 employés d’Amesys, et des 9000 salariés de Bull, ont vraiment travaillé (ou travaillent encore) sur le système « Eagle« .

Responsables, mais pas coupables ?

A ce titre, Robin Carcan relevait sur le MiroirSocial.com une autre incongruité, révélant à quel point Vannier & Saliès sont pieds et poings liés : les 12 informaticiens qui vont aller travailler pour Nexa Technologies, afin de développer & faire fructifier le système de surveillance Eagle, pourront en effet retourner travailler chez Bull/Amesys, grâce à une « clause exceptionnelle de réintégration« , qualifiée par Carcan de « prix à payer pour maintenir l’opacité de la cession« , au cas où Nexa ne parviendrait pas à faire d’Eagle un business prospère…

Eagle représentait jusque-là une épine dans le pied de Bull, qui pouvait légitimement chercher à se défausser. Sa revente à l’un des lieutenants de Philippe Vannier ressemble plutôt à coup de couteau dans le dos : non content de le revendre à celui-là même que Vannier avait chargé de le concevoir et de le commercialiser -avec de l’argent provenant de salariés de la holding qui a pris le contrôle de Bull-, sa filiale Amesys l’a aussi complaisamment accueilli et hébergé, pendant des mois, tout en proposant aux développeurs d’Eagle une clause de réintégration leur permettant de redevenir salariés de Bull/Amesys…

On souhaite bien du courage aux avocats de Bull, censés démontrer que leur client n’a plus rien à voir -du tout- avec Eagle

Reste un point, à éclaircir : Amesys, Vannier, Saliès et les quelques dizaines de Français impliqués dans ce dossier, n’ont fait que répondre aux demandes d’Abdallah Senoussi, et donc à ce que Ziad Takieddine, Claude Guéant, Brice Hortefeux et Nicolas Sarkozy leur avaient demandé de faire.

Or, la plainte, et l’instruction, ne visent, elles, que la seule Amesys… jetant l’opprobre sur les centaines de salariés d’Amesys, ainsi que sur les milliers d’employés de Bull, qui n’y sont pourtant pour rien.

Et il sera intéressant de voir en quelle mesure leurs avocats impliqueront, aussi, les véritables donneurs d’ordre (#oupas). Non seulement parce que Takieddine, Guéant, Hortefeux & Sarkozy sont responsables du deal passé avec Kadhafi, mais également parce que ce contrat-là a probablement coûté très cher, en terme d’image, de réputation (voire de contrats), à Bull & Amesys… et ce, alors même que Fleur Pellerin vient de déclarer que « le secteur de la cybersécurité est décisif pour la France, et qu’il doit se structurer pour gagner en visibilité à l’international« .

Pour la ministre de l’Economie numérique, il constitue même un véritable « enjeu d’une nouvelle politique industrielle » de la France, qui pourrait aider les acteurs français de la cybersécurité à créer de la valeur et à exporter «dans le respect des valeurs fondamentales de notre république». La ministre a d’ailleurs évoqué, sans le nommer, le scandale de la vente du système Eagle à Kadhafi :

«Nous réfléchissons à modifier la liste des biens dont l’exportation est soumise à autorisation pour inclure certains équipements dont ceux d’interception des communications électroniques, de filtrage et de surveillance des réseaux. C’est une réflexion sur laquelle nous nous penchons.»

L’affaire Amesys a explosé à la fin de l’été 2011. Il est bien long, le temps du « changement« .

Voir aussi la saga #Amesys sur Reflets.info, qui a révélé le scandale, et couvre depuis cette affaire, ainsi que, sur ce blog :
Barbouzeries au Pays de « Candy »
Comment (ne pas) être (cyber)espionné ?
Longuet, Sarkozy, et l’alibi de la Libye
« Facebook a dit à mon père que j’étais gay »
Amesys accuse l’ambassadeur de Libye de pédophilie
Amesys/Bull: un parfum d’affaire d’État
A quoi servent les « agents antiémeutes toxiques » français au Bahreïn ?

Source: LeMonde