Les armes émoussées des banques centrales

Quand les historiens revisiteront la crise financière, ils risquent de s’arrêter sur cette date du 2 août 2012. Car elle marque un tournant : ce jour-là, les banques centrales, pièces essentielles du système financier, ont fait aveu d’impuissance. En moins de vingt-quatre heures, la Réserve fédérale américaine, la Banque d’Angleterre et la Banque centrale européenne (BCE) ont indiqué, les unes après les autres, qu’elles  préféraient rester l’arme au pied et renonçaient à utiliser – au moins momentanément – toute nouvelle arme monétaire.

Les circonstances pourtant semblaient appeler leur réaction. Le constat que dresse la Fed de la situation économique est inquiétant. Elle pointe l’état décevant de l’économie américaine, marquée par un taux de chômage « élevé » et un secteur immobilier « déprimé ». « L’activité économique a quelque peu ralenti depuis le début de l’année », a-t-elle résumé, prévoyant une croissance américaine « modérée dans les prochains trimestres ». Si toutefois la situation ne se dégrade pas : « Les tensions sur les marchés financiers mondiaux continuent de représenter des risques importants pour les perspectives économiques », pointe-t-elle.

Quelques heures après, la Banque centrale européenne faisait un état des lieux tout aussi déprimant : « La croissance économique dans la zone euro reste faible, tandis que les tensions sur les marchés financiers et l’incertitude grandissante pèsent sur la confiance. Une intensification des tensions sur les marchés financiers pourrait entraîner à la fois une chute de la croissance et de l’inflation. »

Le Fonds monétaire international a été encore plus alarmant, ce vendredi 3 août. Dans un rapport sur l’économie mondiale, l’institution annonce que le pire pourrait venir. Un grand choc dans la zone euro, comme un effondrement de la consommation ou une nouvelle crise des dettes souveraines – situations malheureusement connues dans la zone euro – pourrait coûter plus de 5 % de croissance en Europe, entraînant à sa suite le reste du monde dans la récession.

Dans le passé, les banques centrales sont intervenues pour soutenir l’économie dans des circonstances bien moins alarmantes qu’elles ne le sont aujourd’hui. Mais cette fois, elles temporisent, au grand dam du monde financier.

Depuis le krach d’octobre 1987, qui marque le début de l’ère d’Alan Greenspan à la tête de la Fed, la finance est habituée à voir les banques centrales voler à son secours à la moindre difficulté, sans qu’aucune contrepartie ne lui soit demandée. Pendant trente ans, elle a vécu ainsi, de bulles en krach, avec l’argent facile et quasiment gratuit des instituts monétaires. La crise actuelle vient de cet excès de création monétaire et de dettes, couvert par le laxisme des banques centrales.

Mais les financiers n’imaginent pas que la partie puisse s’arrêter. Déjà, ils spéculent qu’après la torpeur de l’été, les banques centrales reprendront leurs pratiques habituelles, aux États-Unis comme en Europe. « Cette fois-ci, les banques centrales ne peuvent pas sauver le monde », avertit toutefois Mohamed El-Erian, président du fonds Pimco, à l’adresse de ses homologues.

Des immenses munitions dépensées en pure perte

Si Lloyd Blankfein, le président de Goldman Sachs, revendique de faire « l’œuvre de Dieu », les banquiers centraux, eux, se font de plus en plus modestes. Au fil de leurs discours, la perplexité puis les hésitations ne cessent de monter au fur et à mesure que la crise s’éternise. Ceux-ci semblent de plus en plus douter de leurs moyens pour endiguer la crise. Leurs armes paraissent s’émousser.

Pourtant, ils ont employé d’immenses munitions. Depuis le début de la crise financière, la Réserve fédérale a injecté, sans conditions, plus de 2 000 milliards de dollars dans le système bancaire et financier pour tenter de le réparer. Elle a monétisé la dette, tant et plus, pratiqué des taux proches de zéro. Tant d’argent déversé aurait dû provoquer une reprise nette de l’économie, surtout après une période de récession. Or, rien de tel.

Après quatre années de taux proches de zéro, l’économie américaine repart mollement. Si l’activité a rebondi un peu au-dessus de 2 %, elle recommence maintenant à se tasser. Plus grave : l’emploi n’est jamais reparti. Les dernières statistiques publiées ce vendredi, font état d’un taux de chômage de 8,3 %. Un niveau toujours très élevé et qui ne décrit que partiellement la situation : des milliers de personnes, sans espoir, ont renoncé à s’inscrire comme demandeurs d’emploi et ne figurent plus dans les statistiques officielles.

La banque d’Angleterre est confrontée aux mêmes problèmes. Elle aussi a déversé des milliards de livres dans l’économie, appliqué des mesures non conventionnelles et monétisé la dette, pratiqué les taux les plus bas possibles pour faire repartir l’activité. Mais tout cela n’a pas permis de relancer la machine économique, d’autant que dans le même temps, le gouvernement de David Cameron a décidé de conduire une politique d’austérité et de désendettement rapide. Résultat : l’économie anglaise est entrée à nouveau en récession.

Placée sous la surveillance vigilante de l’Allemagne, qui entend faire respecter le strict respect des statuts et des traités, la Banque centrale européenne a tenté de mener, malgré tout, une politique de relance monétaire. Jean-Claude Trichet s’était engagé timidement sur ce chemin, en baissant un peu les taux, et en dépensant 212 milliards d’euros pour racheter, l’été dernier, de la dette espagnole et italienne. Depuis sa nomination à la présidence de la BCE, Mario Draghi a poussé les feux, en utilisant, en quelques mois, toutes les armes à sa disposition : baisse des taux directeurs, taux zéro pour l’argent déposé chez elle.

Surtout, il a mis sur la table plus de 1 000 milliards d’euros, l’équivalent de 10 % du PIB européen, en accordant aux banques des prêts à 1% sur trois ans. Ces sommes devaient servir à relancer le système interbancaire et favoriser par la suite les crédits pour soutenir l’économie européenne, à un moment où tous les gouvernements ont engagé des politiques de réduction des dépenses, d’augmentation des impôts, de taxes,  et d’austérité.

Le bilan de l’expérience est décevant, à en croire le gouverneur de la Banque de France. « La modification de nos taux directeurs ne se répercute actuellement pas sur l’économie. (…) Cela signifie que la transmission de la politique monétaire ne s’opère pas. Nous avons essayé de contrer ce phénomène, qui est inacceptable pour une banque centrale dans une union monétaire », a expliqué Christian Noyer avant d’ajouter : « à l’avenir, on ne pourra pas compter indéfinitiment sur un système où la banque centrale injecte massivement des liquidités dans le système bancaire, en augmentant énormément son bilan. »  En clair, la politique monétaire de la Banque centrale est sans effet, faute d’avoir exigé le nettoyage du système bancaire depuis le début de la crise : malgré la masse d’argent accordé par la Banque centrale, la distribution de crédits baisse dans l’ensemble de l’Europe et les taux de prêts aux entreprises et aux particuliers ne baissent pas. Tout est capté par les banques pour leur propres besoins et leur propre sauvegarde.

Source : www.mediapart.fr